Kathleen, I’m Sorry de Kramer
This is your song (106)
Une chanson, illustre ou inconnue, c’est le principe plus de cent fois renouvelé de This is your song.
On ne parle plus beaucoup de Mark Kramer... Remarquez, on n'a jamais vraiment beaucoup parlé de lui. Un homme de l'ombre, un producteur — si pas mégalo, du moins sérieusement égocentré — aux idées géniales qui a permis à tout ce que le rock indépendant américain des années nonante allait enfanter de meilleur d'accoucher d'oeuvres séminales : I Could Live in Hope et Long Division de Low , c'est lui, Bozo et Your Bag de Lida Husik, c'est lui aussi, 1990 du regretté Daniel Johnston, lui encore, On Fire de Galaxie 500, toujours lui, le label Shimmy Discs (Boredoms , Bongwater , Dogbowl , King Missile , Ruins...), même cette reprise de Neil Diamond sur la B.O. de Pulp Fiction. Toujours Kramer , dans ses studios de Noise New-York ou Noise New-Jersey.
Non content d'avoir signé un chef-d'oeuvre en compagnie d'Ann Magnuson, le monolithe Double Bummer (1988) crédité à Bongwater, et après la séparation du groupe, Kramer prépare pendant d'août 1991 à octobre de l'année suivante son magnum opus, The Guilt Trip qui sortira fin 1992. Soit trente-six morceaux enregistrés avec David Licht aux guitares et Randolph Hudson aux percussions. Cent vingt-huit minutes de musique. Un opéra-rock introspectif et l'érection d'un monument à sa propre gloire, ancêtre de tous les égo-trips de rappeurs qui tournent mal — My Dark Beautiful Twisted Fantasy de Kanye West lui doit beaucoup, même si ce dernier n'en sait rien. The Guilt Trip est à la fois immense et trois fois rien : c'est l'histoire d'un homme à genoux, qui geint, supplie, pleurniche, crie, appelle au secours, se recroqueville, s'isole, feint l'indifférence, se ravise, boude, s'énerve, se fatigue, se ronge les sangs, se répand, se repent, juste pour qu'on l'aime. C'est Piero Scaruffi qui parle le mieux de l'ambivalence profonde de cet album unique dans l'histoire du rock :
Les épisodes de cette via crucis constituent une vaste fresque sociale, [...] dans laquelle il n’y a plus une histoire à raconter, mais seulement une existence faite d'images immobiles. [...] Kramer se décrit presque à contrecœur, à la recherche désespérée de quelque chose à faire. Il se décrit car il ne trouve rien de mieux à faire, rien de mieux à dire. L'introspection n'est plus le stade ultime de la communication, c'est son minimum. C'est la manière la plus impersonnelle de faire un art personnel. Après tout, le titre de l'album est contradictoire : s'il y a une chose qui ne peut plus exister, c'est précisément le sentiment de culpabilité.
Sur le visuel de son album, Kramer nous salue de la main. L'image est sardonique, elle parodie le All Things Must Pass de George Harrison, faussement nostalgique dans ses tons sépias. Kramer sourit mais quelque chose cloche. Il est loin, terriblement loin, et si l'on croit d'abord qu'il se tient vaillamment debout dans des herbes hautes, à bien y regarder, l'homme est en réalité bel et bien à genoux devant nous.
Et au milieu de ce deuxième triple LP de sa carrière, voici « Kathleen I'm Sorry », quintessence de l'art kramerien des directions contradictoires ouvertes au sein d'une même pièce, et aux arrangements carrément baroques. Jugez plutôt : une ouverture sur des roulements de tambours et percussions dignes d'un carnaval sud-américain, bientôt contrecarrée par un riff de basse distordu et flanqué d'un solo de guitare fiévreux et névrotique à la Neil Young, un discret enregistrement de conversation, l'apparition surréaliste d'un glissando de synthétiseurs, des motifs de guitare croisés, des samples déments de sons de jungle qui prolongent le psychédélisme des années soixante sous une forme toute idiosyncrasique. Ce serait assez d'imagination pour toute la carrière d'un groupe médiocre mais nous ne sommes même pas à la moitié du morceau. Pause donc à deux minute vingt pour un redémarrage des plus improbables : field-recording d'une rivière et, derrière de nouvelles percussions syncopées, une apparition tardive des voix qui tentent de faire basculer ce navire ivre vers une ballade folk déchirante et plaintive (« Kathleen, where are you ? / I'm sorry / I miss you / Oh, Kathleen / I'm sorry »). Les idées se bousculent, s'empilent les unes sur les autres pour créer une fresque délibérément floue et surchargée. Elles provoquent sur l'auditeur la sensation d'un flottement onirique, d'une désorientation profonde voire d'une béatitude lysergique, sans en masquer l'angoisse existentielle originelle. Et quand la chanson s'achève en queue de poisson à quatre minutes vingt-huit secondes à peine, on éprouve la très rare sensation de se demander si l'on a rêvé ce qu'on vient d'entendre.