Follow the Line et Relaxing Horror Tales for Children & Adults
Doute et exaltation dans le centre
La Tournée des Vernissages #2

Dans ce second épisode de « la Tournée des Vernissages », le duo Macha et Laura explorent sur la même soirée deux lancements d'expo : Follow the Line à la Fondation Moonens, et Relaxing Horror Tales for Children & Adults chez N0dine. Deux ambiances très contrastées qui induisent des impressions mitigées. La Tournée des Vernissages, ce sont des dialogues sincères au détour de vernissages bruxellois en tout genre, entre immersion amicale, références artistiques et critique spontanée.
Association de Malfaiteurs est un récit narrant la tournée des vernissages bruxellois de deux complices de déambulation artistique, Malfa et Asso, les alter ego respectifs de Laura Bui Sabalic et Macha Bouteiller. Peintre et cinéaste en début de carrière, perpétuellement fauchées, elles n’ont jamais su résister à une occasion de fumer des clopes en parlant d’art, autour d’un verre gratuit. Ce soir-là, elles discutent de l’expo Follow the Line à la Fondation Moonens, et du projet Relaxing Horror Tales for Children & Adults chez N0dine.

Il ne reste déjà plus qu’un fond de vin blanc dans la bouteille posée sur la table à l’entrée de la Fondation Moonens quand Malfa et Asso y font leur entrée, plongeant Asso dans une humeur maussade. Elles décident de le partager, un demi-verre chacune, plutôt que de risquer le vin rouge en cubi.
Elles se séparent presque immédiatement car Malfa a beau essayer de s’intéresser à l’intervention murale de Sophie Vendryes, un ensemble coloré de cercles et spirales, ambiance spirographie, elle n’y arrive pas. Pourtant, l'œuvre est très impressionnante par sa technique et ses couleurs, mais Malfa, ce n’est vraiment pas son truc. Asso, méditative, reste l’observer, rêvassant à toutes les fois où, dans son enfance, elle avait pris à partie un mur pour y exprimer sa créativité dans un élan rebelle, puis rejoint Malfa devant les peintures de Marc Rossignol.

Asso : Y a-t-il une symbolique derrière le choix des couleurs ? Elles semblent chargées d’implications. Une composition de jaune de noir de rouge… Il fallait oser, ça me fait penser à un drapeau belge.
Malfa : Ça ne m'intéresse pas trop de parler de la symbolique des couleurs en peinture. Je trouve que ça dévalorise l’analyse. Les symboles, c’est toujours un peu traitre. C’est trop évident, trop facile. On reste bloqué sur le référent au lieu d’aller plus loin.
Asso : Non, je vois ce que tu veux dire, je trouvais ça juste amusant. Ça me fait penser au dictionnaire des combinaisons de couleur de Sanzo Wada. Par contre niveau motif, ici cela m’évoque du textile, presque du tricot.
Malfa : Le textile, le tricot, je vois. Après tout, c’est la ligne, le fil…
Asso : La pelote de laine, détruite par un chat…
Avant de sortir fumer une clope, elles attrapent un communiqué de presse chacune et le lisent en diagonale.
Asso : Si j’ai bien compris, les dessins sont de Rossignol, et les peintures de Vendryes ?
Malfa : Non, pour le coup, c’est l’inverse. Mais je suis d’accord que ça porte à confusion. Si j’étais pas familière avec le travail de Marc Rossignol, j’aurais pensé pareil d’après les explications.
Asso: Parce que, dans le texte, ils parlent de l’aspect performatif de la production de ses œuvres, et c’est plutôt quelque chose que j’aurais associé à l’intervention murale.
Malfa: Oui, je vois ce que tu veux dire. Il n’est pas en train de performer devant nous, et il n’y a pas de trace visuelle de la performance dans le produit fini. Après tout, tu pourrais parler de l’aspect performatif de la production de la majorité de la peinture abstraite. C’était même tout l’argumentaire de Harold Rosenberg face aux peintures de Jackson Pollock. Les toiles elles-mêmes ne seraient que les traces d’une performance.
Elles quittent la Fondation Moonens, se mettent en route pour le vernissage suivant. En chemin, elles essayent de comprendre leurs sentiments vis-à-vis de cette expo.
Malfa : En fait, je pense que c’est un problème de curation. Je vois ce qu’ils ont essayé de faire, mais ils ne sont pas allés jusqu’au bout selon moi. Le projet essaye de créer des lignes imaginaires qui deviendraient perceptibles dans le réel à travers l’expérience de l’expo, mais ça ne marche pas. Déjà, scénographiquement, je trouve qu’ils auraient pu faire plus. Faire communiquer les œuvres entre elles et avec l’espace, alors que c’est pas vraiment le cas…
Asso : Désolée de te couper mais regarde-moi ça. Une cave à vin. Elle est immense. D’ailleurs le vin à la fondation, on en parle ou pas ?
Malfa : Oh mon dieu oui ! Mais bon, le pire vin que j’ai bu, c’était au vernissage de Sterling Ruby chez Xavier Hufkens. Le Côte du Rhône était si imbuvable que le serveur a eu pitié de moi et il m’ a concocté un cocktail improvisé. Mais bon, ça c’était chez Hufkens, c’est un autre contexte.
Malfa essaye d’identifier le nom de la ruelle où elles se trouvent. Elles ont beau être dans le centre, un coin qu’elles connaissent, leur mauvais sens de l’orientation transforme toujours leur Tournée des Vernissages en une chasse aux trésors. Il fait déjà nuit quand elles arrivent devant N0dine. Que l’on prononce apparemment Nadine, enlevant tout le côté technologique de node, qui aurait été approprié pour un lieu qui se définit comme « laboratoire bruxellois pour l’art actuel transdisciplinaire ». Devant le numéro 105 de la rue de Laeken, une petite foule de gens mi-branchés mi-schlag discute, fume et regarde d’un œil distrait un dessin-animé de catégorie Z des années 80-90 sur l’écran de télévision posé dans la vitrine de l’espace d’exposition. Il s’agit en réalité d’une collection collaborative de dessins animés rares, soumis par le public à l’artiste comme piliers nostalgiques de l’enfance. C’est très kitsch, très petit budget, mais aussi très sincère. Sur un banc posé sur le trottoir devant la vitrine, Malfa et Asso se remémorent les dessins animés de ce genre qu’elles ont elles-mêmes connu. L’ambiance est bon enfant.
À l’intérieur, un groupe de personnes parlent entre elles, verre de vin buvable à la main. L’espace d’exposition est simple, presque dépouillé. Au milieu de la pièce baignée dans une lumière industrielle froide, il y a une structure, une sorte de tipi en tissus sombres. Le tout rappelle des tentes construites à partir de couvertures que l’imaginaire enfantin transforme en château fort. Et devant la tente, un banc rouge invite le spectateur à découvrir une expérience immersive de Sina Seifee. Asso s’assied, suivie de Malfa. Émerveillées, elles se penchent toutes les deux pour voir ce qu’il se passe. L’installation modifie leur postures, pousse à la contorsion du corps.

Malfa : L'œuvre nous oblige à nous incliner, comme si on s’agenouillait devant un enfant.
Asso : Oui et il faut tendre l’oreille.
Le son de l’installation se perd dans le bruit ambiant. Elles ont beau tendre l’oreille, elles n’entendent presque rien. Cependant, si elles sont privées du son, elles sont nourries visuellement. Une ouverture dans la tente laisse entrevoir un spectacle secret. C’est un tour de passe-passe très simple mais efficace : une vidéo joue sur une tablette, et à l’aide d’une plaque en verre posée à un angle précis, les images sont projetées contre le tissu de la tente par jeu de reflet. On dirait un hologramme.
Malfa : J’adore la texture qu’apporte le tissu. Il y a quelque chose de réconfortant dans la sensualité de la matière, quelque chose de concret.
Asso : Oui, et avec la bougie projetée dessus, ça fait vraiment penser à l’histoire racontée avant d’aller dormir.
Malfa : Il y a un réel éclectisme dans les visuels. Les images de synthèse me rappellent un peu les vidéos de Guerreiro do Divino Amor que j’ai vu au pavillon suisse de la dernière biennale de Venise, mais c’est beaucoup moins camp. C’est très sincère.
Asso : Oui, et d’ailleurs, il y aussi par moment un style très médiéval avec le bestiaire, l'imaginaire du Moyen Âge revient en force ces dernières années. Mais ici, comme tu dis, c’est sincère. On sent vraiment que ça appartient à l’univers propre de l’artiste. Avec toutes ces images, on dirait qu’il nous donne ses références, et c’est à nous de construire l’histoire.
Malfa : Oui, il crée sa propre iconographie. Il nous sert ses signes, et c’est à nous de les orienter. Tous ces schémas et graphiques qui se suivent… Tiens, c’est pas le diagramme d’une Camera Obscura1 ?
Asso : Je pense que oui. En fait, nous-mêmes, on se retrouve dans un système similaire, une chambre obscure qui modifie notre regard.

Asso : Tiens, notre reflet sur la vitre. On dirait le même mécanisme que celui de l’installation.
Malfa se tait. C’est rare qu’elle n’ait rien à dire. Parfois, elle a l’impression que l’art est un problème à régler, une bataille, et qu’elle gagnera tant qu’elle aura quelque chose à dire dessus. Elle regarde leurs reflets dans la vitrine, et à travers eux, dehors, le public qui rit, qui papote.
Malfa : Tu sais, au final, c’est ça le but de l’art, aiguiser notre regard. Augmenter notre sensibilité au réel.
