L’univers d’inquiétante étrangeté d’Anne-Cécile Vandalem ( After the Walls/Utopia, Habit(u)ation, Michel Dupont ) est de retour sur les planches avec Tristesses , une comédie noire sous forme de polar scandinave qui nous questionne sur les mécanismes du pouvoir.
Prix de la critique 2016 du meilleur spectacle, cette pièce singulière avait déjà fait sensation au festival « in » d’Avignon cet été.
Tristesses est une petite île du Nord du Danemark qui s’est vue vidée de sa population suite à la faillite de ses abattoirs, principale activité économique du lieu. Nous sommes en 2016 et il ne reste que huit habitants, non, sept ! Le corps d’Ida, la mère de Martha Heiger, vient d’être retrouvé pendu en haut du mât, enveloppé du drapeau du Danemark. Un suicide, de toute évidence. À moins que… ? Martha (Anne-Cécile Vandalem), dirigeante du nouveau Parti du réveil populaire sur le continent, sans s’inquiéter outre-mesure, fait la traversée à l’occasion des funérailles de sa mère. Mais la leader du parti nationaliste danois a d’autres idées en tête : elle entend remettre de l’ordre dans les affaires de l’île et par la même occasion, dans le Parti, qui semble avoir flirté avec l’illégalité quand son père, Käre Heiger (Bernard Marbaix), en était le numéro un.
Les filles du maire, Ellen et Marlene (respectivement Epona et Séléné Guillaume), deux adolescentes en recherche de repères dans leur monde gris et ennuyeux, voient d’un mauvais œil l’arrivée de Martha, qui paraît vouloir voler leur avenir. Progressivement, d’observatrices naïves elles vont devenir les actrices du changement qu’elles espèrent : une société où éclaterait la vérité, ce que ne semble pas promettre le Parti, au contraire. Mais le jour des funérailles, tout bascule…
Sur fond de polar nordique, Anne-Cécile Vandalem multiplie les casquettes – auteure, metteure en scène et actrice – comme elle mélange les genres ; avec brio. Cette comédie noire à huis clos insulaire se joue à l’intersection du théâtre musical et du cinéma, grâce à la retransmission de l’image filmée à l’intérieur des maisonnettes scandinaves qui composent le plateau. Vincent Cahay et Pierre Kissling, rejoints plus tard par la soprano Françoise Vanhecke, qui errent sur le plateau, ombres plus pâles que la mort, sont les trois visages de la composition musicale de la pièce, lui conférant ainsi une inquiétante touche d’étrangeté fantomatique.
Le décor ainsi posé, l’intrigue policière et politique – la montée de l’extrême droite en Europe du Nord et les mécanismes mis en place pour s’emparer du pouvoir – peut se développer. Et si les propos sont d’actualité et suscitent le débat, leur traitement somme toute sommaire montre que le véritable sujet de la pièce n’est pas ici. Il ne s’agit pas tant de dénoncer les méthodes de ces partis extrémistes ni de se lancer dans un réquisitoire antiraciste que de mettre en avant « une inquiétude qui porte sur notre manière de vivre ensemble » et de faire naître chez le spectateur des questionnements d’un autre ordre.
Les tristesses dont il est question ici sont les tristesses individuelles, familiales, sociales ou politiques. À travers les différents rapports de force qui sont mis à nu au fil de l’intrigue, c’est un tableau bien sombre qui est ainsi dévoilé au public. Dès la scène d’ouverture, où les Petersen jouent au Trivial Pursuit en famille, le jeu vire au drame à cause d’un père tyrannique envers sa femme et ses enfants. Cette scène, tragique parce que probablement quotidienne, tournée à l’intérieur de la maison des Petersen, nous est retransmise sur l’écran géant, accentuant le malaise d’un public qui accède alors à une scène familiale intime.
Soren Peterson (Jean-Benoît Ugeux), maire cynique, exerce également sa tyrannie hors de la cellule familiale. Il règne en maître autoritaire et prend un plaisir sadique à humilier en public, outre sa femme Anne (excellente Anne-Pascale Clairembourg), le pasteur Joseph Larsen (Vincent Lécuyer), se faisant un credo de la formule de Käre Heiger : « Dans toute société, il faut une sorte d’autorité qui n’ait pas besoin d’avoir raison. » Mais une fois dans l’église, c’est le pasteur qui revendique le pouvoir absolu et mène la messe des funérailles en despote illuminé. L’occasion d’une scène hilarante et larmoyante où la mauvaise foi côtoie la tristesse authentique et le ton comique dans un dernier hommage à la défunte. Mais tous s’écrasent quand entre en scène l’oppressante Martha du Parti extrémiste.
Elle et son parti excellent dans l’affaiblissement des faibles, que nous sommes tous, profitant de leur vulnérabilité pour les faire plier au maximum. Elle réussit à utiliser en sa faveur l’état de tristesse du village à la mort d’Ida, avec force, manipulations et beaux discours, pour arriver à ses fins : transformer l’île en lieu de tournage de films de propagande. Anne-Cécile Vandalem cherche, à travers cette comédie politique, à montrer les rouages d’une des plus redoutables armes politiques d’aujourd’hui : « l’attristement des peuples ».
Le peuple est la somme des puissances individuelles qui, au fil du temps, diminuent jusqu’à se réduire à peau de chagrin sous le coup de leur tristesse, causé par la manipulation des masses (notamment via les médias) et la création de situations de crise. Le dépeuplement de l’île en est une belle métaphore. A.-C. Vandalem nous y montre comment ses personnages, qui sont déjà des perdants au départ, s’enfoncent dans leurs haines, leur désespoirs, leurs hontes, leurs frustrations, leurs culpabilités, leur impuissance, bref dans leurs tristesses, jusqu’à l’anéantissement.
Il y a beaucoup de larmes qui coulent dans Tristesses, beaucoup de constats cruels mais d’une cinglante vérité. Le travail d’écriture aux multiples niveaux est remarquable et le texte nous est offert par un casting formidablement bon ! Le rendu, un brin prétentieux, est pardonné par une maîtrise remarquable des aspects tant dramaturgiques que cinématographiques.