Dans son roman Tropique de la violence , Nathacha Appanah nous emmène brutalement dans la réalité des bidonvilles de l’île de Mayotte. À travers le destin fracassé de Moïse, tiraillé entre sa culture d’adoption et celle de son sang, l’auteure symbolise l’incommunicabilité des deux populations co-habitantes de l’île : la masse des clandestins et les Français.
Moïse est l’enfant sauvé des flots : il arrive emmailloté dans les bras de sa mère, après une traversée à bord d’une kwassa , embarcation surchargée d’immigrés qui échoue sur les plages paradisiaques de Mayotte. Bébé de quelques jours à peine, il abandonne le tissu qui l’enrobe et sein maternel pour échouer dans le cœur de Marie, infirmière en mal d’enfant, qui l’adopte immédiatement. L’enfant jouit d’une jeunesse préservée des duretés de la vie sur l’île, loin de ses frères de sang et d’infortune. À l’instar de son homonyme biblique, Moïse néanmoins prend conscience de ses origines et souffre de voir ainsi s’écarteler son identité de chair et son être social, profondément ancré dans la culture et la langue françaises inculquées par sa mère d’adoption. Lorsque Marie meurt brusquement, Moïse perd pied et franchit la barrière de ces deux mondes pour tomber, tête la première, dans la jungle du quartier de Gaza . Le quartier des clandestins, des sans-papiers, rebaptisé ainsi en raison de la tension qui y règne et peuplé d’enfants, d’adolescents, livrés à eux-mêmes, à la drogue, aux joints, à la « chimique » et à la loi du plus fort.
Dans ce récit rythmé par l’alternance de plusieurs voix – Marie, Moïse, Bruce, Stéphane et Olivier – Nathacha Appanah multiplie les perspectives sur la situation que vit l’île de Mayotte, à la fois département français régi par les lois continentales et théâtre d’une immigration massive où hommes, femmes et enfants sont confrontés à une précarité extrême. Ces visions singulières, chacune à leur tour, posent un regard sur la vie mahoraise et examinent ses aspects pour déconstruire l’image paradisiaque de l’île des Comores ; elles trouvent néanmoins leur confluent dans le personnage de Moïse, qui cristallise leurs divergences.
Tiraillé par cette identité double et pourtant profondément incomplète, Moïse est avant tout l’incarnation d’une impossible conciliation entre deux mondes radicalement opposés. Enfant d’une migrante, il est avant tout, par son sang, lié à aux migrants qui évoluent dans les camps clandestins qui gangrènent l’île. Pourtant, adopté par une blanche expatriée, il est français , par son éducation, sa culture.
La recherche identitaire de Moïse se fait en creux , malgré les différents points de vue qu’offre le récit car l’auteure donne davantage voix à des extérieurs du ghetto (à l’exception de Bruce). Marie est une Française continentale débarquée sur une île qu’elle perçoit d’abord comme paradisiaque, puis comme hostile. Elle s’enferme derrière grilles, barreaux et cadenas. Stéphane, représentant d’une ONG, se heurte à la réalité d’un lieu qu’il ne soupçonnait pas rongé par tant de pauvreté et de violence, mais se résout à celle-ci : « Un soir, un ami d’un de tes amis te propose un flingue pour te protéger et tu acceptes. Maintenant et maintenant seulement, tu comprends. »1 Leurs regards convergents, ajoutés à celui d’Olivier, un policier, parlent sur les bidonvilles, pas depuis eux. Marie adopte ainsi le point de vue paradoxal de l’étrangère sur Mayotte : bien que Française, elle peine à trouver sa place dans ce département métissé où sa couleur de peau demeure un frein à son intégration. Elle n’en rêve pas moins de pouvoir donner naissance à un bébé métis, ce qui, à ses yeux, la consacrerait en intermédiaire entre les deux cultures de l’île. L’auteure accentue cette différenciation culturelle en lui confiant un enfant noir, et le personnage, par sa mort, annihile toute possibilité de création de lien entre les deux univers qui écartèlent Moïse.
A contrario , Bruce incarne, lui, la voix des oubliés, des clandestins, dont, paradoxalement, il ne fait pas partie puisqu’il possède un passeport et des papiers français. Il évolue pourtant dans ce milieu, dont il est la brute en chef, et fait régner dans Gaza un climat de peur et d’intimidation reflété constamment dans le vocabulaire employé par l’auteure dans les parties qui lui donnent la parole. Son phrasé est dur, bestial, violent, à son image, et à l’image de la réalité qu’il embrasse tous les jours :
« Samedi on avait tout vendu, c’était du bon matos de la métroploe pas du Made in China, et le soir, dans Gaza, il y avait du poulet, du coca, de l’herbe, des cigarettes, du chimique, de la bière et encore plus. Après on est allés faire un tour au Ninga, on a attendu que les sousous sortent et on a agité nos billets. » 2
La singularité de Bruce et de sa voix déchire l’écran lénifiant des paroles des autres personnages. Il symbolise la férocité avec laquelle le choc culturel s’opère en Moïse : par la violence du verbe, le lecteur l’accompagne dans l’ébranlement de son monde.
D’autres personnages, muets dans le récit, irradient pourtant de leur importance : la mère biologique du protagoniste est un personnage anonyme, sans nom, elle n’est qu’une ombre parmi les ombres, porteuse néanmoins de la vie. Le manque de la figure maternelle est significatif de cette part de la population muselée sur la scène internationale et au sein de l’administration française. C’est, symboliquement, l’ensemble des femmes qui sont dépossédées de leur statut de mères car contraintes – le fait est réel – de laisser leur enfant sur le sol français dont elles sont elles-mêmes exclues car leur enfant n’est pas reconnu et qu’elles-mêmes ne possèdent pas la nationalité française :
« Combien d’enfants sont abandonnés par leurs parents? Combien de parents renient leurs enfants sur les kwassas quand la PAF les intercepte ? 3 Combien d’enfants sans parents, sans papiers, jouent toute la journée au soleil sans que personne ne leur demande quoi que ce soit ? » 4
Nathacha Appanah laisse donc peu de place narrative à cette frange de la population. Celle-ci est néanmoins fortement présente tout au long du récit, en filigranes, par la volonté de Moïse de fouler le sol de la plage qui a vu débarquer sa mère. Cette plage, à ses yeux, est le lieu qui l’a vu naître et d’où provient son désir de connaître la vie du ghetto qui le rapprocherait de la condition maternelle. La plage, à la symbolique puissante, donne lieu à une des plus belles scènes du roman puisque Moïse surmonte – enfin, et un peu tard – l’humiliation de l’abandon en comprenant que loin de l’indifférence, c’est au contraire un sentiment d’amour profond qui a mû sa mère dans sa volonté de le confier à Marie.
Dans ce récit, on suit donc Moïse, désespéré de trouver sa place entre, d’une part, son identité de chair, qui le renvoie constamment à la masse des clandestins auxquels pourtant il n’appartient pas, et son identité sociale, pétrie de langue et de culture françaises. L’absence de mère biologique porteuse d’une identité culturelle, puis la perte de Marie le privent inexorablement de la possible reconstruction de son être.
Appanah dépeint avec brio ce déchirement de l’être dans l’usage d’une syntaxe tronquée et de l’implicite dans les parties dédiées à Moïse. On lui reprochera néanmoins, dans les chapitres assumés par les personnages ne vivant pas dans les ghettos, que ces derniers ne se singularisent pas dans leurs phrasés. Le langage de chacun, comme lissé par leur appartenance commune à une même part de la population, laisse peu de place à leur incarnation. Stéphane et Olivier, par exemple, apparaissent comme deux aspects d’une même personnalité, dans l’écriture et le style du moins. On peut donc regretter que le roman ne pas joue pleinement le jeu de la polyphonie en n’accordant pas complètement une identité sémantique et lexicale à chacun de ses protagonistes. Bruce, cependant, se départit assez bien du jeu, comme si l’auteure, en lui accordant un style à part entière, voulait marquer de son sceau le seul personnage parlant depuis Gaza .
Le récit, quant à lui, tragique et parfaitement rythmé nous amène, inexorablement à son dénouement. La violence des situations est cependant parfois insoutenable, mais nécessaire, car elle reflète une réalité trop souvent dissimulée. Elle tient le lecteur en otage, de la même manière que Moïse dans le récit : impossible de s’enfuir, de détourner les yeux. Le drame qui se joue sous nos yeux est irrémédiable : Moïse en perdition, le lecteur l’est également. Privé de repères identitaires le protagoniste est ballotté par des événement sur lesquels il n’a aucune prise. L’auteure, par la multiplication des points de vue, et particulièrement en adoptant la voix d’un chef de bande en la personne de Bruce, évite les clichés des bidonvilles et met en scène la dureté de la vie qui y règne sans tomber dans le pathos que trop de médias se plaisent à mettre en scène.
Enfin, à travers les deux personnages féminins de son roman – la mère biologique et adoptive – dont la difficile rencontre se concrétise en Moïse, Nathacha Appanah montre l’incommunicabilité des deux réalités qu’elles incarnent. Elles représentent deux formes d’immigration, l’une forcée et nécessaire par un contexte géopolitique, l’autre choisie, mais également subie par la confrontation à une culture inconnue. Pourtant, les portraits des deux femmes se retrouvent respectivement incomplets en fin de récit ; elles subissent toutes deux l’incapacité de construire une identité pleine et entière sur un territoire gouverné par un système incapable de créer un pont entre ces mondes auxquels, pourtant, elles se heurtent quotidiennement. Moïse, dans sa quête identitaire, cherche à recomposer les pièces manquantes du puzzle, au risque de se perdre lui-même dans une impossible conciliation.
Ce roman est donc d’une terrible efficacité, par la maîtrise de son style et malgré les quelques bémols que nous avons relevé. Appanah brise abruptement la vision de l’île paradisiaque pour la substituer à celle d’un pandémonium d’orphelins où règne la loi du plus fort. Le destin de Moïse opère une courbe ascendante, puis plonge dans la noirceur du monde et il apparaît, pour ces contrastes, d’autant plus tragique. Mais la force de ce roman est avant tout de révéler violemment l’incapacité des autorités à gérer et assumer des situations intolérables pour des mineurs et à réagir efficacement aux manquements flagrants aux droits de l’enfant, de l’homme, à la corruption, sous l’apparente bienveillance de la démocratie.