Ulysse Lumumba,
Ce livre original déjoue toutes les attentes que le lecteur peut nourrir à l’égard de son statut générique : sans être totalement ni poème, ni essai, ni récit, ni pamphlet, Ulysse Lumumba participe un peu de tous ces genres, dont la fusion se lit déjà dans le titre.
En choisissant la voie paradoxale de mêler « l’histoire, proprement historique, d’un homme politique congolais nommé Patrice Émery Lumumba et la légende grecque (et donc occidentale) d’Ulysse », Laurent Demoulin veut-il se faire — modestement — l’Homère de ce héros contemporain, tragique et humain ?
Le procédé est déroutant : plutôt que de simplement raconter à sa façon le destin de Lumumba, l’auteur, en Pénélope postmoderne, tisse en pans juxtaposés une tapisserie, une « rhapsodie » (récit couturé comme l’étaient les épopées homériques), un récit morcelé, discontinu, qui, tout en mélangeant ces codes génériques multiples et incertains, tend précisément vers l’épopée comme modèle et horizon.
Cette instabilité du discours fait sens. En transposant en mythe ou en récit épique un fait historique, Demoulin produit des effets complexes : il parvient à créer entre son texte et le fait historique une distance qui, loin de minimiser celui-ci, contribue à le magnifier dans un absolu respect du personnage mis en scène. Cette distance féconde — tout entière issue d’une démarche proprement poétique — permet à l’homme Demoulin — occidental, Belge — de faire siens le deuil et la blessure de tout un peuple devant le crime et l’injustice. Car comment, dans sa position, traiter d’un passé (postcolonial) sans reproduire une position néocolonialiste ? Comment oser parler après ?
Un très beau chapitre central, intitulé « Pourquoi », raconte la façon dont, grâce à ses parents, le jeune Laurent Demoulin a appris la vérité sur l’assassinat de Lumumba et a dès lors perdu ses illusions quant à la Belgique de son enfance et des manuels d’histoire, une Belgique innocente qui fût toujours « du bon côté » : son esprit « se décolonisait, se débelgifiait, se dénationalisait ». Tout travail de mémoire est d’abord intime.
Revenu de cet autre mythe, il interroge celui qui perpétue la figure du leader politique exécuté, et pour cela, développe une sorte d’uchronie tragique : en faisant de Lumumba un survivant à son propre assassinat, vivant un destin semblable à celui d’un Ulysse errant, il réveille la véritable fonction de l’épopée : transmettre une tradition, un héritage ; comme un héros grec, Ulysse Lumumba s’adresse à son fils et, à travers lui, à tout son peuple.
Passé au prisme de cette thématique épique, Lumumba devient ce qu’il devait être : le héros d’un conte africain.
Que ce texte soit l’œuvre d’un blanc ne l’empêche pas de s’adresser à deux communautés : les Belges et les Occidentaux, placés de gré ou de force du côté des coupables, mais surtout les Congolais, au deuil et au destin desquels il ne peut ni ne veut substituer sa propre voix, ce qui serait usurpatoire.
S’il arrive à ménager un espace partagé pour toutes ces voix, la leur, la sienne, celle du défunt Lumumba, c’est précisément par cette écriture latérale, ce choix de mettre la tradition occidentale du mythe et de l’épopée au service d’une cause africaine, comme un hommage modeste mais ferme, d’une maladresse assumée, et marquant les limites mêmes du possible d’un discours qui, sur ce sujet, soit à la fois extérieur (émanant du pays même des assassins) et poétique. Mais c’est sans ambiguïté que s’exprime la dénonciation des Belges pseudo-décolonisateurs, des politiques, du roi Baudouin, des traîtres congolais, des compromissions.
En l’égalant au héros homérique, Demoulin fait tout à la fois de Lumumba un symbole et un homme, un héros à hauteur d’homme, un héros humain. Le texte s’empreint d’une tonalité particulière, multiple aussi, où les oppositions peuvent à la fois se confronter et converger, pour finalement se fondre : au final, Ulysse Lumumba se voit restauré à son propre mythe, à son destin et à son peuple. Le héros est d’ailleurs identifié à d’autres figures, Orphée, Dante, Cassius Clay, et finit par se faire aède de soi-même. Passé au prisme de cette thématique épique, Lumumba devient ce qu’il devait être : le héros d’un conte africain. Car c’est bien le genre auquel, au terme de la lecture, on est porté à associer le texte de Demoulin. Il y parvient sans une once de parodie : pour rendre cet homme à lui-même, l’auteur belge n’a eu d’autre moyen que de convoquer sa propre culture, sa tradition, en pleine conscience de la dimension utopique de son entreprise ; ainsi fait-il dire par Lumumba à son fils : « […] il ne faut pas écouter ceux qui font de moi un héros antique, un diable ou un demi-dieu. […] j’étais simplement un homme qui rêvait que le peuple auquel il appartenait fût libre et indépendant. »
Atypique, éminemment poétique, Ulysse Lumumba se dessine comme le texte d’une réconciliation — peut-être impossible, mais rêvée par un auteur belge qui reste toujours lucide — de l’histoire avec elle-même. Écrire ce livre, c’est croire encore aux pouvoirs de la littérature.