Un kaléidoscope décapant
Discours à la nation est une déflagration artistique qui porte à ébullition nos pensées et nous invite à pénétrer dans la logique des puissants de ce monde. Mais y-a-t-il encore une logique dans tout cela ? Le pouvoir appartient à ceux qui ont une conscience de classe, disait Karl Marx, alors qui sont-ils, ces nouveaux dirigeants ?
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Dans Discours à la nation , David Murgia incarne une kyrielle de personnages qui représentent les dominants s’adressant aux dominés. Il brasse chemin faisant un kaléidoscope de textes drôlement cynique, coriace, qui passe du récit au discours politique. Carmelo Pestigiacomo apporte une touche musicale à la dynamique de jeu en l’accompagnant avec sa guitare flegmatique. Il forme ainsi avec son acolyte un duo proche de l’univers de Beckett.
Alors qu’il était encore étudiant au conservatoire, David Murgia a eu un coup de foudre pour le travail d’Ascanio Celestini , auteur et interprète de ses propres textes. Discours à la nation est le fruit de la rencontre entre ces deux artistes. L’adaptation du texte par Patrick Bebi reprend la traduction de l’œuvre originelle de Celestini en y incorporant les propositions de l’acteur durant le travail de création. L’auteur n’est pas un inconnu pour le public belge : nous l’avons découvert ces dernières années avec Fabbrica et la Pecora nera , deux pièces mises en scène au Rideau de Bruxelles par Pietro Pizzuti avec Angelo Bison.
L’œuvre de Celestini est polymorphe : théâtre, roman, documentaire, cinéma (il a adapté et réalisé la Pecora nera au cinéma), mais elle traite majoritairement de la précarité et des conditions de travail. Celestini se situe dans la mouvance du Teatro di narrazione, né dans les années 1990, qui insuffla un renouveau au théâtre politique italien que Dario Fo avait magistralement incarné durant les années 1960 et 1970. Cependant, le Teatro di narrazione se différencie de celui de Dario Fo par la sobriété et l’engagement très limité du corps de l’acteur-narrateur, généralement seul en scène et dans un rapport direct avec le public.
C’est la crise. C’est une évidence. Le monde ne tourne plus rond. C’en est une autre. Nous sentons et voyons des choses mais comprenons-nous ce qui se trame au-dessus de nos têtes ? Durant une heure vingt, le spectateur est invité à découvrir un pays en guerre où il pleut, où rares sont les éclaircies. Ce pays est le nôtre et la pluie, c’est la crise. En ces temps de guerre économique se succèdent alors une multitude de discours grotesques, parfois hilarants, proposant par exemple le retour au cannibalisme pour résoudre les problèmes de l’immigration et de la faim dans le monde. C’est une référence directe à Jonathan Swift qui voulait résoudre le conflit protestants-catholiques en Irlande par le même procédé. Plus tard, nous plongeons dans la fabrication du discours d’un jeune politicien ayant le vent en poupe et prêt à tout pour conquérir un plus large électorat. Il y a aussi le discours d’un grand patron venu rire à la barbe de ses « serfs » en leur démontrant combien leur pseudo-liberté démocratique n’était qu’un leurre.
Cette mécanique absurde et grotesque agit comme un électrochoc, elle réveille peut-être en nous le prolétaire qui s’est embourgeoisé, qui s’est laissé anesthésier. Ces discours sont entrecoupés de récits, de fables populaires, d’anecdotes cocasses qui mettent en lumière ce rapport dominant-dominé et apportent du relief à la représentation. Citons, entre autres, celle de l’homme qui a toujours eu un parapluie pour se protéger de la pluie et qui rencontre l’homme qui n’en a jamais eu et ce, depuis des générations.
David Murgia brosse avec aisance cette galerie de personnages, par de subtils changements d’inflexions de voix et un travail corporel tout en finesse . Il déambule dans un décor rudimentaire qui révèle avec simplicité et précision son époustouflant talent d’acteur-narrateur.
Tous ces fragments de textes juxtaposés les uns aux autres, avec une intelligence rare, nous poussent l’air de rien à prendre conscience de l’absurdité du système dans lequel nous vivons. Après la représentation, il y a une multitude d’idées, de situations, de phrases qui restent ancrées en nous , comme celles de ce politicien qui, sans vergogne, nous assène : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ! », ou cette autre phrase : « Le monde ne change pas, c’est notre place qui change. »
À la veille du prochain scrutin en Belgique, gageons que ce détonnant spectacle aura le mérite de réveiller notre conscience et de nous questionner sur cette fragile frontière qui sépare les démocraties et les dictatures.
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