Un polar jouissif
Un détective privé spécialisé dans les filatures familiales se lance à la recherche d’un homme à la dérive qui parle seul et se passionne pour les pieuvres et pour un tableau disparu du Caravage. De la Belgique à l’Italie, de Berlin à Zagreb, Gérard Mans nous embarque avec Poche de noir dans un récit virtuose qui mêle habilement le polar et l’histoire de l’art.
Charles Bernard n’est pas à proprement parler passionné par son métier. Alors qu’il tente de se réorienter vers des recherches plus nobles dans le secteur des affaires, la filature familiale lui retombe dessus, et le voilà condamné à poursuivre à travers l’Europe un semi-fou qui se clochardise et se prend pour une pieuvre. Pourtant, cette enquête s’avère plus excitante que les habituelles traques de coucheries extraconjugales. C’est que la cible, Raymond Vidal, n’est pas un disparu comme un autre. Ancien docteur en zoologie, ancien conservateur du Palais de la Mer dont il est finalement devenu simple gardien, l’homme en fuite, ou en errance, fascine par sa chute et ses excentricités. Et lui-même est un homme fasciné : par les pieuvres et leur manière de brouiller les pistes face au danger en libérant leur encre noire ; et par un tableau du Caravage, première version refusée de Saint Mathieu et l’Ange , réputé brûlé dans un bunker berlinois en 1945.
Charles Bernard est homme à se laisser distraire. Et les tentations sont nombreuses sur la voie de cette enquête-ci : s’attarder un peu aux côtés d’une belle journaliste allemande, suivre les traces du tableau disparu plutôt que celles de Raymond Vidal. Mais ces chemins de traverse pourraient bien se rejoindre justement autour de l’imprévisible cible.
Gérard Mans construit son histoire par une alternance de voix en je : celles de Charles Bernard, de Raymond Vidal, de Lo’ Brambilla, jeune Romaine que les mauvais hasards de la vie ont conduite sur d’autres voies que celles dont elle rêvait, d’Occhipinti, historien d’art qui ne parvient pas à écrire l’ouvrage sur le Caravage qui lui a été commandé. De ces je kaléidoscopiques naît un récit dense et riche qui forme un polar haletant nourri d’histoire de l’art. Il y a aussi, presque l’air de rien, sans ambition vintage fatigante, l’ancrage du récit dans le milieu des années 1990, sur fond de conflit yougoslave et d’Europe avant l’euro.
Poche de noir est un texte érudit, que l’on devine nourri de nombreuses et sérieuses recherches (et la bibliographie finale le confirme). Mais rien d’indigeste dans cette démarche, tout au contraire. L’auteur parvient très habilement à embarquer son lecteur, y compris celui qui n’aurait jamais entendu parler de la première version de Saint Mathieu et l’Ange du Caravage. Il partage avec une grande générosité sa connaissance de la fascinante histoire d’un tableau disparu et la met entièrement au service de son récit, sans pose, sans fard.
Soutenu par une écriture mature et ciselée, Gérard Mans signe un premier roman à ne pas manquer. Déjà récompensé par le prix de la Première Œuvre de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il a aussi été retenu parmi les cinq finalistes au prix Rossel 2015. C’est déjà une certitude : Poche de noir mérite votre lecture !