critique &
création culturelle

Un prénom est né !

Et devant moi le monde repose sur un épisode qui a marqué la vie du personnage principal. Annabelle a rencontré Serge. Elle avait seize ans. Il en avait quarante. Serge ne résiste qu’un temps aux avances d’Annabelle. Elle pense contrôler la situation sans réaliser qu’elle n’est pas encore prête à avoir sa première relation sexuelle.

Le spectacle écrit et mis en scène par Suzanne Emond est donc centré sur une sorte de Lolita qui joue un personnage sans mesurer les conséquences de ses provocations. Sans pouvoir en assumer les conséquences. Sans même y prendre du plaisir. Ce n’est bien entendu pas le point de vue d’Annabelle qui préfère s’identifier à la célèbre photo de Marlyn lisant Ulysse de Joyce. Le spectacle aborde une question grave avec émotion et sensibilité, avec de l’humour aussi. Dans 50° Nord , Soraya Amrani a si bien parlé du thème que je n’ai pas envie de la paraphraser et préfère la citer. La chronique commence à 33’.

Au-delà du thème abordé, le spectacle m’a surtout plu parce qu’il permet d’assister à l’avènement d’une jeune metteure en scène. On connaissait Suzanne Emond, la comédienne , mais elle n’avait encore guère eu l’occasion de s’attaquer à l’écriture et à la mise en scène et son premier essai est à la fois une réussite et une nouvelle preuve que les contraintes sont fécondes quand on les intègre dans une esthétique très contrôlée.

On le sait, le théâtre est la plupart du temps, en FWB et ailleurs, un art pauvre. Les distributions sont réduites au minimum. C’est désormais une donnée intégrée par les auteurs eux-mêmes. Il n’y a quasiment plus de budget pour les décors et les costumes et l’on peut rarement s’offrir les services d’un scénographe. Suzanne Emond en a fait son parti et s’est sans doute souvenu que le théâtre pauvre était aussi une formule célèbre de Grotowski, qui définissait un projet artistique et non la gestion d’une réalité budgétaire étriquée .

Suzanne Emond est donc partie d’un dispositif scénique littéralement vide et a décidé que le moindre détail serait signifiant. Même le rideau noir du fond de scène a disparu. Simon est habillé sur scène comme à la ville et Anabelle et Molly (prénom en forme de clin d’œil à Joyce) ont juste de quoi se changer, deux paires de chaussures et quelques élastiques pour changer de coiffure.

Du coup, l’aire de jeu créée est absolument en phase avec le niveau de narration du spectacle , qui nous plonge dans la conscience d’un personnage qui s’adresse moins à nous qu’à ses souvenirs et qui visualise quelques scènes cruciales vécues (ses rencontres avec Serge et Molly à l’époque de l’épisode traumatisant) ou qu’elle aurait aimé vivre (ses règlements de compte avec les protagonistes). Annabelle ne s’adresse pas vraiment au spectateur mais le met dans la situation d’un psychanalyste qui verrait s’incarner l’univers mental de son patient.

Tout ce qui ne requiert pas une présence physique sur le plateau passe par la bande son (les voix des parents d’Annabelle et les chansons écoutées lors des scènes revécues ou dont les paroles ou la violence soulignent les états d’âme d’Annabelle).

L’autre grande force du spectacle tient à la qualité de la direction d’acteurs. Suzanne a visiblement digéré les écrits de Louis Jouvet et compris l’importance qu’il faut accorder au texte dans un spectacle grâce à l’enseignement de Frédéric Dussenne au Conservatoire de Mons et à la fréquentation de Paul Emond , son dramaturge de père. Elle a accompli avec les acteurs un travail sur la neutralité du corps et de la voix et a construit, avec eux, des personnages dont le moindre geste, la moindre intonation signifie. C’est d’une sobriété et d’une efficacité remarquables . Le spectacle n’est pas parfaitement linéaire et les époques du récit se mélangent souvent. Mais on sait toujours à quel moment de l’histoire on se situe.

Le trio d’acteurs est épatant. Marie-Astrid Legrand (Annabelle) est à la fois fragile et casse-cou, impulsive et réfléchie. Léonore Frenois (Molly) est aussi crédible en adolescente admirant son amie qu’en jeune adulte qui règle ses comptes avec elle. Et Gaëtan Wenders (Serge) s’en sort admirablement bien dans l’emploi pas facile du beau gosse intelligent, ténébreux et un peu désemparé.

Comme Suzanne Emond a travaillé avec les Baladins du miroir , elle a intégré une dose de burlesque qui enrichit encore le jeu des acteurs et rappelle que l’adolescence n’est pas un moment de la vie où la conscience de soi, le sens du ridicule et l’aptitude à la pondération sont des réflexes rodés. Cette dimension apporte la touche d’humour et de légèreté qui offre un contrepoint à la gravité du sujet.

Habituellement, quand on parlait d’Emond dans le milieu théâtral, on pensait d’emblée à Paul. Il faudra désormais bien préciser le prénom parce que maintenant il y en a deux.

Et devant moi le Monde
Écrit et mis en scène par Suzanne Emond
Avec Léonore Frenois , Marie-Astrid Legrand et Gaëtan Wenders
Un spectacle de la Compagnie des Chercheuses d’or coproduit par le Théâtre du Sygne
Création à la Vénerie – Espace Delvaux du 7 au 18 octobre 2014