critique &
création culturelle
Uncut Gems
La « somme » des frères Safdie

Les frères Safdie se branchent sur la vitalité d'un possible cinéma new-yorkais d'aujourd'hui, comme si les vingt dernières années n'avaient jamais existé. Peu importe, car ils y croient très fort. Et ça marche.

Il y a quelque chose de pourri au royaume du Spectacle. On prend les séries pour du cinéma et les scénaristes pour des cinéastes comme les vessies pour des lanternes. Or la frontière n'a jamais été aussi nettement tracée. On croit voir de la mise en scène là où seule s'exprime la virtuosité mécanique des scripts. Le concept d'auteur (de films) est si dévoyé qu'il exprime aujourd'hui l'exact inverse de ce qu'il voulait dire lorsqu'il a été forgé1 . Aux séries, la logique quantitative des contenus de Netflix, leur atroce algorithme déterministe , le règne des showrunners , des saisons qu'on avale comme des barres coupe-faim : une économie. Au cinéma, l'exercice de la durée, du regard, de l'échange, de la co-présence : une patience. D'accord, mais qui pour encore le pratiquer, s'y user ?

Autrefois, le cinéma américain était le meilleur du monde : les grands créateurs d'images étaient (aussi) de grands artisans patients, des artistes sans égo : Ford , Wellman , Hawks , Cukor , Donen ... Ils rêvaient grand, et l'écran l'était. Âge classique, âge d'or : l'Arcadie s'étendait du Monument Valley des westerns aux vieux pans de carton pâte de Poverty Row. Le spectateur aussi savait rêver, et projeter sur l'écran ses fantasmes. Et puis la télévision, un long déclin, refrain connu, et ce « Nouvel Hollywood » déjà post-moderne, mais avec de splendides feux : Dog Day Afternoon , After Hours , Bad Lieutenant, Carlito's Way ...

C'est à ceux-là ( Lumet , Scorsese , Ferrara , De Palma ) que les Safdie se raccordent, avec leur question bien à eux : comment vient-on après ceux qui venaient déjà après ? Y a-t-il un après de l'après ? Un après Mean Streets (où Scorsese essayait de repenser la mythologie du western à hauteur de Little Italy2 ) ? Un après Hi, Mom ! (où De Niro filmait ses voisins dans leurs moments intimes, redoublant le voyeurisme de De Palma qui redoublait lui-même celui d' Hitchcock ) ? Vertigineuse matière, et il y aurait déjà tout un luxe, ma foi roboratif, à multiplier ainsi les reflets. Mais voilà que les Safdie eux-mêmes décrètent que cela ne leur suffit plus. Voilà que les Safdie, déjà enclenchés dans le surrégime du très électrique Good Time (présenté à Cannes en 2017, et meilleur rôle à ce jour de Pattinson ) en veulent plus, et plus vite. C'est ainsi qu' Uncut Gems est leur premier film-somme. Après quinze ans de carrière, et à peine quatre longs-métrages ? Oui, c'est un peu tôt pour récapituler une oeuvre si jeune, mais les enjeux brassés par ce nouveau film sont à la fois colossaux et profondément intimes. Jugeons plutôt.

Dans Uncut Gems , le bijoutier Howard Ratner ( Adam Sandler ) est pris dans une spirale de petites combines et de grands coups de pokers portés par une seule et même devise : « Il faut que l'argent circule ». Le film organise cette circulation de l'argent à partir d'un fabuleux MacGuffin : une opale extraite du fin fond d'une mine éthiopienne, objet de désir et fétiche porte-bonheur plus que de convoitise égoïste. Dans le renversant prologue déterritorialisé (pour ces deux frères dont la caméra n'a jamais quitté New York), les Safdie installent tous les codes d'un récit d'aventures, d'un registre au rebord du merveilleux dans les nappes cristallines de Daniel Lopatin . Le culot est alors de produire un des raccords de montage les plus drôles de ces dernières années : le long boyau de la mine éthiopienne est enchaîné aux parois de l'intestin de Ratner en train de subir, à 40 000 kilomètres de là, une coloscopie. Ce ton si particulier, à la lisière du réalisme, du film d'action et de la comédie, ne se démentira pas à mesure que les thèmes et personnages s'accumuleront dans ce film, et même s'entasseront les uns sur les autres. C'est le côté « scène de la cabine » des Marx Brothers de leur cinéma. Le meilleur dont les Safdie sont capables a toujours tenu à un art de l'amoncellement et de la précipitation3 : c'est ici qu'il se réalise pleinement, au niveau narratif aussi bien que filmique.

Les Safdie jouissent d'une force qui les situe d'emblée deux crans au-dessus de leurs collègues cinéastes : le cinéma en tant que geste, ils y croient dur comme fer. Cette croyance est bien celle des anciens, celle d'un pacte de confiance tacite signé entre spectateurs et réalisateurs. Vous les croyez archi-contemporains parce que leurs personnages masculins, parfois pères de familles, souvent juifs, toujours névrosés, courent dans tous les sens et que la caméra entame une tentative bringuebalante de course-poursuite (d'avance perdue) ? Vous avez tout faux. D'abord, moins de 12% des plans sont à l'épaule – recomptez si vous ne me croyez pas. La force est ici de donner l'illusion d'un filmage foutraque alors que leur caméra n'a jamais été aussi posée. Ensuite, parce que leurs contes de fées cauchemardesques ( After Hours comme matrice de tout leur cinéma) restent la meilleure forme pour communiquer cette énergie incapable de circuler et enregistrer son long et impossible épuisement. Enfin, les frères Safdie sont peut-être de grands classicistes pour ce regard qu'ils posent sur leurs personnages : pas de trace de cynisme envers le moindre personnage, pas de distance ironique ou de regard d'entomologiste disséquant un milieu sociologique donné. En lieu et place : de pures trajectoires dans des rues blèmes, des couloirs froids, des appartements de luxe, des boutiques clinquantes aux portes blindées et des stratagèmes malicieux, des huis-clos ingénieusement déjoués pour suivre au plus près leurs personnages, complices d'une narration qui les prend à témoin de leur grandeur et de leur médiocrité. Dans Uncut Gems , Howie Ratner est tour à tour audacieux et pleutre, rusé et minable, bon père et mauvais mari, parfois dans la même scène. Rarement depuis Cassavetes avait-on aussi bien filmé comment un personnage bouge et se débat pour affirmer sa singularité, aux prises avec sa propre logique qui va à l'encontre de toute la société.

Film-somme, donc. Les frères ont pris plaisir à synthétiser les univers de leurs précédents films, quand bien même le mélange frôle les limites du vraisemblable. Le charme tellurique de Uncut Gems tient en partie à cette capacité à organiser la rencontre de milieux a priori incompatibles dans une esthétique coercitive et centrifuge : des scènes de la vie de famille juive new-yorkaise dignes du Allen de Crimes and Misdemeanors croisent le milieu très fermé des diamantaires et bijoutiers du Diamond District de la 47ème rue et le monde du basket, du r'n'b et de ses stars ( Kevin Garnett et The Weeknd dans leurs propres rôles). Si l'on déplace la loupe sur les arcanes de leur filmographie, l'étude de mœurs du mâle new-yorkais de Go, Get Some Rosemary voisine ici l'hyper-réalisme descriptif de Heaven Knows What (sans son romantisme mortifère à la Garrel , hélas), les aspects documentaires sur le basket glanés dans Lenny Cooke avec le drôle compromis de « crise de l'image-action » deleuzien4 de Good Time , couplé au goût de la fable de Pleasure of Being Robbed et des courts-métrages comme The Back of Her Head . Ici comme ailleurs, les Safdie excellent dans les scènes intimes à deux ou trois personnages (Howard caché dans le placard quand Julia rentre à l'appartement et se déshabille, ou dans l'impossible dialogue avec sa femme et sa fille dans la cuisine après le spectacle d'école). Seul regret dans cette course folle, finalement moins dans les trop rectilignes rues de New York qu'à travers les détours de leurs propres films passés : ce genre de séquences est désormais quantité négligeable, les deux frères y voyant peut-être un frein à leur appétit de vitesse.

Un mot encore sur Sandler : ce corps ahuri et mou trouve ici à se déployer comme peu de réalisateurs lui en avaient offert la possibilité. Aussi loin de Big Daddy que de Punch Drunk Love (son autre grand rôle névrotique et scarabéen) avec ses fausses dents, le même cuir noir qu' Al Pacino dans Carlito's Way , le téléphone vissé à l'oreille et sa voix de fausset débitant des « fuck » à tout bout de champ (on en entend 408 en 135 minutes) , Sandler habite chacun de ses plans avec une tension animale. Mais ni pour nous jouer la partition du grand fauve traqué (façon Delon dans Le Samouraï ) ni reptile tapi à l'oeil luisant (manière De Niro ou Pacino ). Il exploite une troisième proposition, très tassée, raide et nerveuse, à la mâchoire bloquée dans un demi-sourire qui lui contracte le front en un rictus permanent et incertain, qui pourrait basculer dans l'accès de violence contre lui-même comme dans la prostration ou la fuite en avant. Autant dire qu'il produit dans Uncut Gems la performance d'acteurs la plus étonnante de mémoire récente avec celle de Phoenix dans Joker . La jeune première Julia Fox 5 lui tient la dragée haute, avec ce qu'il faut de franchise sexuelle, de magnétisme charnel et d'assurance – bref tout ce qui fait défaut au cancrelat kafkaïen qui s'agite devant elle. Elle gagne ses galons d'actrice dans une scène de dispute en rue et dans le plan séquence qui suit, où la caméra enregistre son énergie qui retombe, le désarroi et la solitude qui s'imposent à elle sur un contrepoint musical d' Oneohtrix Point Never qui tient du coup de génie. Lorsque Benny Safdie , en panne d'idées scénaristiques, lui demande comment son personnage pourrait se faire pardonner auprès de l'homme qu'elle aime, Fox répond : « Je me ferais tatouer son nom sur les fesses6 » . La scène est dans le film, ahurissante de grotesque et de tragique mêlés. Et c'est l’une des constantes de ce film : sa vitesse de propulsion est si absurde qu'à mesure qu'il progresse et resserre ses enjeux, nous rions de plus en plus alors que la tension devient menaçante, car les ressorts dramatiques exploités sont tous comiques (imbroglios, quiproquos, burlesque, grimaces, changements de vêtements, comiques de situation et de caractère, etc.). Uncut Gems épuise son spectateur, mais à la différence d'un Kechiche chez qui l'enregistrement de l'épuisement des acteurs est plus sadique et voyeuriste, Uncut Gems ne tend pas à autre chose qu'à ce plaisir de la fatigue, plutôt maso pour le coup, et bien connu des sportifs. Plaisir de cinéastes directement raccordé à celui du spectateur. Question de confiance une fois encore.

Ironie suprême, ce très cinématographique Uncut Gems , éclairé par le grand Darius Khondji et taillé pour la salle, n'est disponible chez nous que sur Netflix7 . Alors conseil de vision : réservez-lui le plus large de vos écrans domestiques et quand il sera l'heure de faire résonner l'immortelle euro-dance de Gigi D'Agostino , soyez sûrs de pousser le volume au maximum. Pour Howard.

Même rédacteur·ice :

Uncut Gems

Réalisé par Benny Safdie et Josh Safdie
Avec Adam Sandler , Julia Fox
États-Unis, 2019
135 minutes