critique &
création culturelle

Une complétude à fleur de peau dans la sueur poussiéreuse du bricolage

On pourrait comparer la tentative du duo musical Shovels & Rope à la recherche vaine de l’âme sœur, au mythe de l’androgyne, au Cinquième élément. On sait bien qu’il y trône une petite conviction fusionnelle, une parcelle d’espérance dans le fait que l’Autre pourrait — qui sait ? — permettre un élan vers la complétude.

Née dans la musique, celle-ci rassemblerait sons, voix, force lyrique, puissance rythmique, chaleur humaine : des cœurs expressifs qui battent à l’unisson pour que vibrent d’autres cœurs en même temps que les cordes. Défi périlleux, en somme. L’histoire en a retenu quelques-uns, devenus icônes musicalement amoureuses ou amoureusement musicales, c’est selon : Gainsbourg et Birkin, Costello et Williams, Cash et Carter, Lennon et Ono, Dylan et Baez, etc. Les sixties, chantant l’amour, la paix et l’émancipation, se révélèrent propices à cette fusion des notes et des sentiments. Un demi-siècle plus tard, le mythe semble plus difficile à endosser.
Et pourtant.

Shovels & Rope voit le jour en 2008, quand se produisent dans une petite salle du Tennessee une jeune femme imposante et pleine d’assurance et un garçon terne, calme et fluet. Michael Trent et Cary Ann Hearst, par ailleurs mari et femme depuis 2003, décident de faire fi de leurs carrières respectives pour se réunir autant sur la scène que dans leur lit. Après un premier album éponyme remarqué par un certain Jack White, c’est un joli coup de maître qu’ils frappent dans le milieu folk, en 2012, avec leur album O’ Be Joyful . Album qui oblige toutefois les connaisseurs à avouer leur incapacité à lui adosser une étiquette, le qualifiant tantôt de country old school , tantôt de folk-rock pensive mais énergique, toujours à travers le prisme tellement vague, fourre-tout et (bientôt) éculé de musique « Indie ». Bref, on situe le duo entre partout et nulle part, sur une scène au parquet érodé par la critique musicale.

Aventureux et frais, pourtant sans prétention, leur style relativement bigarré séduit par la maîtrise et la justesse qui gouvernent les effets de surprise dans une combinaison cependant on ne peut plus traditionnelle. Une guitare, une batterie terriblement rudimentaire, quelques bribes d’harmonica et de piano çà et là, quelques raclements de banjo. Et deux voix. C’est une nouvelle version du mythe : celui d’un couple un peu bancal qui se complète à merveille, dans une énergie émotionnelle baignant dans le Road Trip et les vieux bars des États-Unis d’Amérique.

Shovels & Rope. Littéralement, « Pelles et cordes ». Peut-être celles qui déterrent un trésor ou qui enterrent un cow-boy innocent après l’avoir pendu. Car entre la poésie et la revanche, les voix sont à la fois douces et rageuses. D’un côté elles se mêlent en charmantes harmonies, d’un autre il semblerait que, parfois, elles se crient dessus. Chaque plage de l’album exprime à la fois le poignant et le tendre. On y sent le défi faire face à la mélancolie, le crépitement d’une vengeance enjouée face aux misères de la vie dans l’Ouest d’aujourd’hui. Le défi de Shovels & Rope s’apparente à celui qui consiste à hériter d’un cheval de fortune, la bête laissée pour compte dans un coin de l’enclos, et de le monter avec une pointe d’ironie qui se glisse en rythme et qui dit : regardez, écoutez, j’arriverai à en faire quelque chose.

Leur musique naît de l’assemblage audacieux d’éléments en apparence opposés. Elle est gorgée de la sueur poussiéreuse du « bricolage », de la soudure de deux matières différentes qu’on n’aurait pas osé rapprocher par nous-mêmes.

La chaude voix féminine s’étale partout où elle cherche à se poser. Comme s’il s’agissait de préparer le terrain à celle, plus timide, d’un jeune gars qui la suivra partout où elle ira, en lui donnant du sens et de la mesure. Les deux membres du groupe se tempèrent ou s’aident à se (re)lever. Le titre de l’album annonce simplement la couleur : « O’ Be joyfull. » Il s’agit tout bonnement de, malgré tout , tenter l’allégresse. Car avant le choix du bonheur, il y a les coups durs, les ennuis, les déroutes. On sent chacune d’entre elles s’exprimer en amont, dans les saccades inattendues des contretemps ou dans la voix qui tombe au milieu d’un refrain. Mais l’adversité suggérée est dépassée par la résistance d’une vieille guitare au son de laquelle on s’attache, et par le timbre sec de la peau d’une caisse claire qui semble tannée par le soleil de l’Ouest, tendue à souhait pour que claque au plus profond de chaque mesure l’origine géographique clairement revendiquée par le duo. Une caisse claire parfois agrémentée d’une feuille de papier déchirée comme pour transformer les histoires sordides qui auraient pu s’y écrire1 en coups de revanche lancés au destin, dans le rythme de la réunion de deux êtres.

Et chaque morceau de l’album de monter peu à peu en puissance vers une sorte d’engouement. Même si le soleil ne brillera plus avant longtemps dans la rue de la Boucherie ( Shank Hill Street ), même si quelqu’un s’en va et demande de l’attendre ( Lay Low ), lorsque les voix patientent au détour d’un accord mineur qui soudainement se tait, on sait et on sent qu’une apogée va arriver. Dans chacun des morceaux vient un moment clé où les instruments se préparent : entre tendresse et rancœur, la vraie vie est à venir. Le duo creuse au maximum ce moment, cet espace où l’aventure prend place : même calmement, ça cogne. À sa manière, au fil de leur complétude un peu boiteuse, Shovels & Rope nous rappelle que tout n’est pas perdu, que rien n’est joué d’avance, ni dans la musique, ni dans la vie. Au cœur du morceau d’ouverture tranche ainsi la formule qui suit : « It ain’t what you got, it is what you make. »

Même rédacteur·ice :

Shovels & Rope
O’ Be Joyful
Mis, 2012