Voyage
Du 30 mai au 1 juin, le Rimini Protokoll et Thomas Melle partaient du Kaai Studio pour nous emmener dans l’ Uncanny Valley . Une heure trente sans comédien, sans présence vivante sur le plateau, qui intrigue avant d’entrer en salle et continue d’inquiéter une fois dans le public.
L’Uncanny valley est une théorie qui stipule que, plus la ressemblance d’un robot à un être humain est importante, plus monstrueux nous sembleront ses écarts, ses imperfections.
Alors quand le robot de Thomas Melle nous annonce son intention de tenir une conférence sur l’instabilité, sans intervention humaine, on attend forcément le basculement dans cette vallée de l’étrange, ce moment où le monstrueux détrône l’empathie bizarre qu’induit la machine.
Après la sortie d’un de ses livres, Thomas Melle doit se plier à l’exercice inauthentique et éreintant des interviews. Fatigué du caractère répétitif des entrevues avec le public et mal à l’aise face au manque de spontanéité qui en découlent, l’auteur décide de construire un robot endossant son rôle dans le cadre de ces tâches ritualisées et désagréables.
Le robot ne se fatigue pas, il n’a pas de faille, il répète, ne commet pas d’erreurs, remplace un être vivant que le rituel aurait finalement vidé de toute humanité. L’exposé est interpellant, passant de sa propre raison d’être à la vie d’Alan Turing, père de l’informatique moderne, pour enfin évoquer l’envers du projet du spectacle.
Je me sens comme une funambule entre deux mondes, l’un parfaitement millimétré et l’autre faillible. Bluffée, interloquée par cette machine, je vis l’expérience tentant d’être à l’écoute, mais très vite mes yeux se ferment… Je suis fascinée par la machine, intéressée par le propos, j’ai envie de me plonger dans cette réflexion compliquée dans laquelle la machine singe sans remplacer vraiment, mais je ne tiens pas…
Uncanny valley met en doute, le robot de Thomas Melle est tellement bluffant qu’il est facile d’éprouver une forme d’empathie. Les pauses, les gestes parasites, le clignement régulier des paupière, tout est fait pour que mon propre cerveau puisse être trompé… Mais le manque de danger, l’impossibilité de l’erreur du plateau m’empêche de rester concentrée. J’admire la technologie, j’admire ce qui la fait « vivre », ses réactions, la façon dont elles ont été conçues, encodées, construites, comme un fabuleux tour de passe-passe dont la réalisation importe autant que la surprise qu’elle provoque !
Le sentiment de perplexité s’accentue lorsqu’une vidéo nous montre l’envers du décor. Observer Thomas Melle se faire littéralement « enfermer » pour que son visage puisse être moulé est tout simplement un saut dans l’étrange. Couche par couche l’homme se laisse couper du monde afin que son visage puisse être imité, reproduit, transmis à une machine et enfin lui permettre de se détacher de l’inauthentique tâche des interviews que le robot pourra endosser à sa place…
Se couper momentanément du monde, afin de se couper des rituels, s’apparente à un acte poétique, qui mène à un voyage sortant du spectacle vivant pour plonger dans une inconfortable et curieuse expérience robotique.
Pendant une heure trente, le discours tenu par ce « dispositif » passe d’une vie à une autre, de celle de Thomas Mell à celle d’Allan Turing, nous perd dans les réflexions de ce que la technologie fait et défait, de ce qu’elle apporte, de ce qu’elle met à mal, des raisons pour lesquelles elle nous plonge dans un malaise ou au contraire nous offre un confort nouveau. Dans ce flot de paroles robotiques, se positionner devient compliqué, et tout bien considéré, les mots déroutent autant que l’expérience, qui, loin d’être authentique, ne nous empêche pas moins de nous décentrer, d’interroger le rituel, le potentiel du vivant, de l’obsession de la machine …