Roman-île, roman choral, méta-roman mais surtout premier roman de l’auteur Mario Alonso, ce lauréat du prix Première 2022 nous mène, à travers la voix du jeune Paul, dans le quotidien poignant d’un village cerné d’eau.
Ce qui compte parfois le plus, c’est l’impression qui reste d’une lecture longtemps après celle-ci. Watergang me reste en tête comme un souvenir très réel. Paru le 6 janvier dernier aux éditions Le Tripode , Watergang est le tout premier roman de l’auteur Mario Alonso, et s’est récemment vu décerner le prix Première, une distinction prestigieuse qui offre une place solide à l’écrivain dans le milieu littéraire de la francophonie belge.
Ancré dans le décor nuancé des polders néerlandais, Watergang est un roman choral mené par le jeune Paul donne une voix à tout ce qui l’entoure, et reconstitue avec délicatesse la poésie d’un quotidien éclatant et banal. Ce roman-île cerné d’eau et de nature concentre le regard en un point et fait oublier le reste : la petite ville de Middelbourg, triste et discrète, où les rituels forment une douce routine. Marquée par un passé aux souffrances à peine évoquées, elle est le théâtre de la vie la plus ordinaire qui soit, et pourtant la plus magique.
« Les jeunes filles d’ici ont compris qu’il n’y avait rien à attendre du rouge. C’est pourquoi elles ont adopté le rose. L’amour, la passion, l’aventure, le bout du monde, tous ces mirages partent en fumée chez nous. Le rose est notre seule extravagance. Cette couleur est comme un fado, une complainte pour le rouge perdu. On partage au village l’idée, peut-être inconsciente, que le rose est au rouge ce que le watergang est au continent, un niveau inférieur qui protège de ce qui fait mal. »
Au milieu de tout ça, Paul, douze ans, est un esprit libre. Fascinant, fasciné, il sillonne les polders comme en plein rêve, à la recherche de sensations, et se construit un avenir : devenir écrivain. De chapitre en chapitre, il se raconte, au présent comme au futur, donne une voix à sa sœur, à son futur bébé, à la ville et aux marais, change les prénoms selon son goût – sa sœur Kim devient Birgit ; sa mère, Julia, devient Super.
« Je marche. Tout le monde marche, avec Paul. On marche tous derrière lui. Pendant ce temps-là, lui, il court. Loin devant. »
L’ardeur dont il fait preuve n’appartient qu’à ceux qui, aux portes de l’adolescence, se sentent sur le point d’éclater. Les espaces-temps se frôlent et se rencontrent jusqu’à nous perdre, nous, lecteurs : Paul est-il l’auteur du roman que nous lisons ? À mesure que les voix changent, que les points de vue varient, l’objectivité du récit se teinte tantôt du regard de Paul, tantôt de celui des membres de sa famille, poignants de banalité. Comme on imagine l’horizon se fondre dans la brume du watergang, la limite entre réalité et fiction reste floue.
Les thématiques abordées dans ce roman sont multiples, mais par-dessus tout, Watergang transcende l’idée même du livre, et met en scène un protagoniste porté par le charisme discret des personnages secondaires, révélant peut-être l’aspiration de chacun à être le héros de sa propre histoire. C’est en observant Kim, sa grande sœur enceinte, veiller sous la couette à la lueur de son portable ; Julia, sa mère, pleine de fissures ; ou encore la grand-mère de Zac, qui parle une autre langue, que l’émotion prend vraiment racine pour faire de ce roman une histoire qui habite .
À travers la récurrence des lieux, les rituels répétés jusqu’à l’absurde, Watergang fige pour de bon l’éclatante tristesse de Middelbourg, jusqu’à en faire une ville bien réelle comme il en existe déjà tant.
Pour creuser l’idée du « méta-livre », j’ai été particulièrement touchée par la retranscription fine et juste de l’expérience d’écrivain qui transparaît tout au long du livre à travers les passages de Paul – un émerveillement constant, à en perdre les mots, le monde entier sur le bout de la langue.
« Le nombre de trucs qui vivent en Paul et qui n’arrivent pas à exister, je n’ose pas y penser. »
Pour tous ceux qui auront lu Watergang et voudraient poursuivre leur balade dans cet univers si singulier, Mario Alonso a également publié, dans un autre registre, le recueil Lignes de flottaison , en 2021, aux éditions belges Le Cactus inébranlable : de quoi explorer encore un peu, le temps de 72 pages, le phrasé sagace de l’auteur.
Et pour creuser dans l’ambiance aquatique, je conseille un autre roman-île : La Dernière Marée d’ Aylin Manço qui, avec des accents plus proches du fantastique, aborde lui aussi tout en délicatesse la pré-adolescence sur fond de mer, et de drame familial.