to Moscow ?
« Peut-être que ceci n’est pas une pièce, peut-être que ce n’est pas un film non plus, ou peut-être c’est les deux choses en même temps. » What if They Went to Moscow ? , une adaptation des Trois Sœurs de Tchekhov par la metteuse en scène et vidéaste brésilienne Christiane Jatahy, est un jeu de langues artistiques, un délice sucré-salé qui se déguste deux fois de suite.
La pièce est annoncée comme un spectacle joué en deux parties d’une heure et demi chacune, mais aussi en simultané dans deux salles différentes, avec un médium différent. Dans la première, nous assistons à une pièce de théâtre ; dans la deuxième, nous voyons un film tourné en direct. Ainsi, le spectateur se trouve confronté à un choix dès son arrivée : théâtre ou cinéma ? N’ayant pas envie de trop m’attarder sur mon élection, je me laisse porter par mon instinct et me dirige vers la salle « théâtre » pour la première partie.
Une fois installée dans son siège, la scénographie attire déjà l’attention. Elle met bien en évidence la double nature du spectacle à venir : il sera donc question de théâtre et de cinéma. Les murs de la pièce délimitent un espace plus petit que celui du plateau et sont placés de façon à ce que nous voyions l’arrière du décor. Les régisseurs terminent, devant les spectateurs, de mettre des éléments en place. Des caméscopes sont situés à chaque coin du plateau, comme dans un set d’émission télévisée. Une fois le spectacle lancé, deux personnages masculins – les régisseurs du début – sont omniprésents sur scène. Ils déplacent constamment les objets et adaptent continuellement la scénographie en fonction du déroulement de la pièce et du film, tout en conversant parfois avec les comédiennes, qui elles aussi portent une caméra et filment en direct ce que voient les gens dans la salle « cinéma ».
Ce qui est incroyable dans What if They Went to Moscow ?, c’est que cette mise en évidence flagrante du processus théâtrale et filmique ne détache pas le spectateur de la trame. En l’espace d’une heure et demi, nous assistons à la fête d’anniversaire d’Irina. Nous en sommes d’ailleurs les invités et nous sommes traités en tant que tels. Tout au long du spectacle, les personnages vivent en étant conscients que le public est là, tant celui du théâtre que celui du cinéma. Le texte est en portugais mais dès que leur regard se pose sur nous, ils s’adressent à nous en français : ils nous offrent à boire et à manger, nous invitent à danser, nous racontent des blagues, formulent des commentaires sur les autres personnages… Même certains passages importants du récit se font en français lorsqu’elles regardent les spectateurs.
Cette illusion, celle de faire partie de la trame même du spectacle, celle de sentir que les personnages nous connaissent et nous apprécient, fait que nous plongeons dans l’histoire. Et comme dans la vie de tous les jours, plusieurs conversations ont parfois lieu en même temps, et pas toujours dans la même langue ! Ainsi, nous devons choisir ce que nous voulons entendre, fixer notre regard sur qui nous intéresse le plus. Maria, l’une des sœurs, a de nombreux apartés avec l’un des hommes, quelque chose se passe entre eux… Dois-je les regarder et négliger ce que fait Olga en premier plan ? Est-ce que je saurai à un moment donné ce qu’ils se sont dit ?
L’histoire en elle-même est très touchante. Olga, Maria et Irina se réunissent pour fêter l’anniversaire de la plus petite, mais les vingt ans d’Irina coïncident aussi avec le premier anniversaire de la mort du père. Bien qu’elles essaient de ne pas céder à la mélancolie, il y a dans l’air comme un parfum de deuil et, sur scène, comme un voile qui obscurcit tout ce qu’elles disent et font. Nous découvrons peu à peu que ces sœurs sont profondément malheureuses et qu’elles cherchent, chacune à leur manière, de changer leur vie. L’insatisfaction vitale se mêle à la volonté de profiter du moment, la déception se lie à l’espoir et nous voyons alors ces trois femmes traverser un panel d’émotions, jouées à la perfection par les trois comédiennes.
Lorsque la pause arrive, je suis frappée par ce que je viens de voir : la pièce m’a émue, sa mise en scène me semble génial, j’adore le texte et les personnages… Cependant, en me dirigeant vers la salle « cinéma », la crainte que la deuxième partie ne gâche la première m’envahit. Il est évident que l’histoire est finie, je réalise seulement que nous allons, à nouveau, voir la même chose mais différemment. Est-ce que je ne risque pas de m’ennuyer ? Est-ce que deux fois de suite, ce n’est pas un peu trop ?
Non, ce n’est pas de trop, c’est parfait. Le film commence et nous raconte la même histoire avec une autre voix, une autre couleur, une autre musique… Certains détails qui passaient inaperçus sur scène prennent forme devant nous, des échanges rapides et secrets entre personnages sont ici dévoilés, ainsi que des plans symboliques qui n’étaient pas compris dans la pièce. Le texte, multiple et par conséquent compliqué à appréhender lors de la pièce, est ici unique, simple, limpide. Les propos de Tchekhov sont tristes, mais beaux. Le jeu des comédiennes est aussi magistral que tout à l’heure mais, cette fois-ci, nous pouvons l’apprécier autrement, dans des gros plans sur leurs expressions et leurs regards. Et comme dans une tragédie, nous assistons de nouveau à leur écroulement. Un destin qui, nous le savons, leur est réservé, mais que nous espérons qu’elles pourront battre cette fois-ci.
Est-il possible de changer complètement ? On nous le demande constamment, que ce soit dans la parole des personnages comme au moyen de la mise en scène, hybride, basculant entre plusieurs réalités. Dans un cas comme dans l’autre, il semblerait que quoi que l’on fasse, nous gardions toujours des traces de ce que nous avons été. Tout comme Christiane Jatahy, tentant d’effacer les limites entre les différents espaces scéniques, les sœurs cherchent à dépasser les frontières et à voyager vers l’utopie, ou, dans le cas échéant, Moscou. De la même façon que l’œuvre se déroule dans deux lieux différents, un instant présent divisé en espaces distincts, elles rêvent d’une vie dans une autre réalité à tel point que, parfois, elles croient en son existence.
Christiane Jatahy obtient un résultat rare, la sensation pour le spectateur d’être le témoin de quelque chose hors du commun. Alors que nous assistons à des événements qui n’ont rien d’exceptionnel, nous nous accrochons à la trame comme si nous étions directement concernés par le sort des personnages. Alors que nous voyons l’histoire deux fois, nous avons quand même l’impression d’assister à quelque chose d’inédit.
Ces personnages représentent nos peurs et nos désirs, nos cauchemars et nos rêves. Cette intimité exacerbée, qui pourrait nous déranger dans un autre contexte, nous rappelle la nôtre. What if They Went to Moscow ? est finalement un spectacle contemporain, oui, mais qui reprend les caractéristiques les plus appréciées d’une tragédie classique. Un leçon magistrale sur la multiplicité des langues scéniques et sur la représentation de la fragilité humaine.