Le spectacle White out , mis en scène et chorégraphié par Piergiorgio Milano, devait se jouer aux Halles de Schaerbeek les 7 et 8 janvier derniers. N’ayant pu avoir lieu en raison des conditions sanitaires actuelles, il a été diffusé sur Rtbf Auvio, où il est encore disponible.
La pièce suit trois personnages (interprétés par Javier Varela Carrera, Piergiorgio Milano et Luca Torrenzieri) évoluant dans la montagne, tantôt avec elle, tantôt contre elle et son caractère tempétueux. Mêlant danse, cirque et alpinisme, le trio semble questionner les rapports qu’entretiennent leurs corps avec ce qui les entoure. Au fil du spectacle, on en vient à se demander si ces corps sont irrémédiablement obligés de se soumettre à ce qui leur est extérieur ou s’ils ont au contraire un moteur qui leur serait davantage intérieur... ?
À l’obscurité des premières secondes de la pièce se superposent les bruits assourdissants du vent. Puis, une lumière blafarde fait apparaitre une silhouette recouverte d’un voile blanc. Le corps emmitouflé semble en porter lourdement deux autres, qu’il traine lentement dans la neige qui recouvre l’entièreté du plateau. Il semble fatigué, exténué, presque mort. Il abandonnera finalement ces masses lourdes afin de poursuivre, seul, son périple. La détresse, la tristesse et la solitude se font sentir, alors même qu’aucun des personnages ne prononce un mot. De temps à autre, une voix off fait part de leur état d’esprit, mais le bruit du vent prend vite le pas sur ces quelques phrases. C’est donc davantage par la vision des corps (les seuls présents sur le plateau, exception faite d’une tente positionnée côté jardin), leurs mouvements et leurs déplacements que se dessine une porte d’entrée sur les émotions, sensations, perceptions ‒ autrement dit sur une forme d’intériorité, d’égo. Dans l’une des scènes de danse, les extrémités des membres semblent d’ailleurs suivre davantage un mouvement venant de l’intérieur du corps, prenant racine dans les entrailles du danseur. Les émotions ont une place importante dans ce spectacle et s’ancrent davantage dans les corps que dans les mots. Ces corps sont donc centraux dans White out . Paradoxalement, il est difficile de les nommer autrement ; on voit peu les visages des interprètes, on devine que ce sont des hommes mais ce n’est pas établi et on les distingue mal les uns des autres. Pourtant, ils constituent fondamentalement le noyau du spectacle. Plutôt que de parler de ces individus-là en particulier, la pièce semble dès lors proposer une réflexion sur le corps au sens large et les émotions qui peuvent le traverser.
White out ne s’arrête cependant pas à montrer ce que ces sensations ont de corporel. En effet, à d’autres moments du spectacle, les corps semblent soumis à une force extérieure. Les gestes sont saccadés, comme commandés, résistent contre le vent ou le froid. En cela, les sensations intérieures des protagonistes ne sont pas indépendantes des conditions dans lesquelles ces corps se déplacent. L’évolution des émotions est d’ailleurs soutenue par les sons, très présents tout au long du spectacle. En effet, quand la musique est calme, les gestes sont calmes, quand la musique accélère, les corps accélèrent. En témoigne une scène lors de laquelle les protagonistes se disputent au rythme d’une musique tonique. Cette relation entre les corps et leur environnement se remarque également au niveau des lumières (lorsque l’atmosphère est plus douce, voire romantique, les lumières deviennent roses) et de l’utilisation de l’espace (quand ils se découragent, ils tombent sur le sol, quand ils se sentent légers ils dansent sur des skis comme s’ils étaient en apesanteur).
D’autres éléments, davantage matériels que les sons, les lumières et l’espace, gravitent autour des corps : différents objets. En effet, ceux-ci grouillent tout au long de la pièce. De nouveau, ces objets sont relativement liés à l’état d’esprit des personnages. Quand ils sont joyeux, qu’ils dansent ou qu’ils sont ensemble, ils portent des tenues colorées, pétillantes voire pétantes, et quand ils se retrouvent seuls, perdus, ils portent des sous-vêtements sobres, blancs. Le fait qu’ils évoluent ensemble, se soutiennent, resserrent leurs liens, est accentué par la présence de mousquetons et de cordes qui les attachent les uns aux autres. Bien que la boule disco apparaisse notamment lors des moments où les personnages sont pris dans une situation difficile, elle semble leur apporter – littéralement – une lueur d’espoir. Par ailleurs, corps et objets semblent parfois ne faire qu’un. C’est le cas notamment lorsque l’un des corps apparait avec une tête de cordes (donnant à voir une sorte de centaure mi-homme, mi-objet) ou encore lorsque la radio-lampe prend une forme humanoïde et se déplace sur le plateau. A contrario, les corps sont parfois malmenés par les objets (la tente avale et recrache l’un des personnages, la radio est défaillante, ce qui a un impact sur les corps qui sont par exemple amenés à retourner dans leur tente, l’un des danseurs ne peut se défaire d’une corde qui le limite dans ses mouvements…), ce qui témoigne du fait que les personnages présents sur scène sont influencés par leur environnement, voire y sont contraints.
Cela étant dit, ce qu’ils ressentent n’est pas forcément en accord avec ce qui apparait autour d’eux. Par exemple, nous suivons les péripéties d’hommes se perdant dans la montagne et pris dans un White out (c’est-à-dire un phénomène météorologique durant lequel le paysage devient entièrement blanc, ce qui empêche quiconque de distinguer ciel et terre, avant et arrière, gauche et droite, où tous les repères connus ont disparu). Ils sont donc perdus, déboussolés, précipités dans le flou, et pourtant les lumières sont souvent très contrastées (présence du noir et du blanc) et les trajectoires relativement claires (on sait où ils sont sur le plateau, d’où ils viennent et vers où ils se dirigent). Par ailleurs, le spectacle prend comme sujet principal l’alpinisme (il est donc question d’une ascension tant psychologique que physique) mais la plupart des mouvements se déploient au sol (le fait de monter est par exemple traduit par le passage de la position assise à la position debout ou par le déplacement des individus d’un bout à l’autre du plateau). Comme pour les sons, la lumière et l’espace, les corps sont par moment relativement indépendants des objets qui peuplent le plateau. Ils les utilisent d’ailleurs à leurs propres fins. C’est le cas notamment pour la radio (dont ils changent la chaine à leur guise en fonction de leur humeur ou de leur manière de danser) et pour leur équipement (ils s’en servent pour gravir la montagne, rester unis, etc.). Autrement dit, les corps prenant place sur le plateau sont également indépendants de leur environnement et ont même un pouvoir d’action sur celui-ci.
Certaines des émotions décrites dans le spectacle (comme la fatigue, la détresse, la tristesse, la solitude, l’isolement, la perte de repère…) ne sont pas sans rappeler la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Or, n’est-ce pas l’un des pouvoirs presque surnaturels du spectacle vivant que de plonger le spectateur dans une histoire qui n’est pas particulièrement la sienne, de le faire voyager vers un ailleurs ? Il est cependant difficile de savoir si ce manque relatif d’immersion dans le spectacle est lié au spectacle en tant que tel ou justement aux conditions sanitaires dans lesquelles il nous est donné de le voir. D’une part, si White out décrit des émotions qui font penser à notre condition , elles ne traversent pas pour autant les corps des spectateurs comme elles traversent ceux des acteurs (peut-être est-ce parce que la description de ces émotions n’est pas particulièrement approfondie, détaillée ou contrastée, qu’elle reste en surface). D’autre part, comment pourrait-on sortir d’un tel parallélisme entre notre isolement et ceux des corps sur scène ? Un reflet sur l’écran, la réception d’un mail, la sensation des fesses sur le canapé et les mouvements de la caméra nous rappellent sans cesse que nous ne regardons pas des corps vivants mais un écran, que nous ne sommes pas au théâtre mais dans notre salon, que nos déplacements et rencontres sont régulés, que l’art vivant se transforme peu à peu en art mort.
Malgré ce relatif manque d’immersion et d’émotions suscitées par le spectacle, ce dernier, par la sobriété de son décor, la légèreté des corps et la relation qu’il crée entre danse, cirque et alpinisme, est un spectacle doux, poétique et original qui développe une réflexion sur ce qui est central à ces différentes pratiques : le corps. En racontant la situation de trois personnages perdus dans la montagne, il met également en avant la relation que ces corps entretiennent avec leurs émotions, leur intérieur mais également avec ce qui leur est extérieur (sons, espaces, lumière, objets). C’est donc le corps comme lieu de rencontre entre intérieur et extérieur, entre égo et boule disco, auquel White out peut amener à réfléchir.