Zimbabwe (3)
Figé à son poste depuis plus de trois décennies, le président Robert Mugabe va fêter ses 92 ans et gare à quiconque voudrait le détrôner.
Retrouvez les premiers volets de notre reportage au Zimbabwe :
Un vent sec souffle sur le royaume de pierre
Le grenier à blé de l’Afrique australe
Droit de succession
Robert Gabriel Karigamombe – le vrai nom de Mugabe –, né en 1923, est titulaire d’une licence en enseignement. Il est également diplômé en droit, en anglais et en économie. Celui qui invita officiellement Bob Marley et les Wailers à chanter le miracle d’une liberté chèrement acquise (la chanson Zimbabwe , sortie en 1979, était devenue l’hymne des rebelles) fut aussi un combattant acharné de l’indépendance, lorsque son pays, la Rhodésie du Sud, calquait sa constitution sur celle de l’Afrique du Sud raciste. Arrêté en 1964, il est jeté en prison. Quand l’un de ses fils meurt en 1966, la permission d’assister aux funérailles de son enfant lui est refusée, comme Nelson Mandela. Une décennie d’emprisonnement plus tard, enfin libre, c’est depuis le Mozambique voisin qu’il met en place une guérilla dont il sera le chef. La lutte armée aura finalement raison des colons blancs : le Zimbabwe naît en 1980.
La 14 juin dernier, Robert Mugabe était à Johannesburg en Afrique du Sud, dans le cadre du sommet de l’Union africaine dont il assure la présidence en 2015. Toujours friand de petites phrases assassines à l’égard de ses confrères ou adversaires du monde entier, il provoque souvent l’hilarité générale, comme ici lorsqu’il vante l’abondance des richesses naturelles du continent africain et décrit les convoitises occidentales. Face à une assemblée conquise, il se régale, sans un sourire, même si l’on peut déceler une certaine malice : « Ils rêvent de nos diamants, de notre or […] et puis, ils regardent leurs petites îles… leurs petites îles britanniques, toutes nues, qui n’ont rien, RIEN à offrir, à part quelques restes de charbon, qu’ils sont en train de brûler. » Il s’en prend aussi à Tony Blair, qu’il qualifie de « petit garçon qui suit son leader, le petit Bush, peu importe où il va », en référence à la guerre en Irak et aux mensonges de Bush Jr. sur les armes de destruction massive.
Aujourd’hui, son pays de quatorze millions d’habitants n’a plus de monnaie nationale. Le dollar zimbabwéen a disparu de la circulation en 2009 au profit des devises étrangères, surtout le billet vert américain et le rand sud-africain. Et la vie est chère au Zimbabwe. La plupart des produits sont importés, une bouteille d’eau d’un litre coûte un dollar américain et près de 80 % de la population est sans emploi et d’origine rurale. Dans les petits hôtels, les employés ont souvent du mal à rendre la monnaie sur vingt dollars, les caisses sont vides et pour ces derniers, il est difficile de joindre les deux bouts, comme le déplore Masvingo, qui travaille dans une guest house quasi vide. Il vit dans le Matebeleland à Bulawayo, deuxième ville plus importante du pays : « Ma fille n’a qu’un seul uniforme, on ne peut pas se permettre de lui en acheter un deuxième. Lorsqu’elle rentre de l’école, on le nettoie et on le fait sécher pour le lendemain. » Heureusement, les gens s’entraident et se débrouillent comme ils peuvent. Aussi, tout le monde ou presque possède un potager pour subvenir à sa faim.
Harare, la capitale, est une ville qui fonctionne, elle tient debout malgré les grandes difficultés économiques et les fréquentes coupures d’électricité. Si de nombreux vestiges d’une splendeur passée et pas si lointaine sont bien visibles, la cité concentre également les nantis du pays. Les 4 x 4 et les voitures de parvenus circulent en grand nombre, les carrés de verdure sont bien entretenus, la galerie nationale d’art continue d’exposer et certains quartiers résidentiels, d’un luxe inouï, abritent des maisons cossues protégées par de grands murs. Derrière ces forteresses où se devine une végétation luxuriante, d’un vert presque fluorescent, se trouvent des jardins privés de la taille d’un parc, d’une beauté époustouflante, de véritables merveilles botaniques. Dans le centre-ville, les loisirs n’ont pas pignon sur rue, il n’y a pas beaucoup d’animation à part les rassemblements religieux ou des concours de beauté. Difficile aussi de trouver une terrasse où l’on peut s’attarder, ce sont souvent des fast food au sol carrelé et à l’éclairage froid.
En ce moment, l’ambiance n’est pas non plus à la fête dans les rangs du pouvoir. Les conflits internes prennent de l’ampleur, un limogeage succède à un autre et les intimidations se muent en menaces, puis en passages à l’acte, pour le plus grand bonheur d’une fébrile opposition, qui en fait tout de même les choux gras de sa presse, comme ce titre aperçu dans la rue, « Chaos au sein de la ZanuPF ». Depuis le discours de Mugabe au Parlement, en face de Unity Square, où il se glorifia de son (très) long parcours, sa vice-présidente, Joyce Mujuru, numéro deux du parti et présente à ses côtés, a été évincée sous l’accusation de corruption, mais aussi de complot visant à éjecter le « vieil homme ». Longtemps pressentie comme possible successeur de Mugabe, Joyce Mujuru commençait à gêner certaines personnes, paniquées à l’idée de perdre les nombreux privilèges auxquels a droit la petite élite, menacée par une succession bien réelle.
Le président, sa femme et ses diamants
« Je suis gentille mais si vous me manquez de respect, vous verrez de quoi je suis capable, et qui je suis vraiment » : voilà le genre de paroles proférées par une certaine Grace Mugabe, et publiées dans la presse locale en octobre dernier, suite à un rassemblement de la section féminine de la ZanuPF, dont elle est la présidente depuis 2014. « Disgrace », « Gucci Grace » ou encore « The first shopper » (la première acheteuse) sont les surnoms donnés par les détracteurs d’une première dame obsédée par le luxe et les dépenses outrancières, mais aussi, et surtout, de plus en plus présente sur la scène politique. Et sa voix semble être prise en compte. Pendant des mois, elle n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu, critiquant ouvertement et de façon très virulente la vice-présidente Mujuru en l’accusant de tous les maux. Depuis lors, des ministres et des dizaines de cadres du parti ont également été bannis, car jugés trop proches de l’ex-numéro deux du pays.
Grace Mugabe est âgée de quarante-neuf ans. L’ancienne secrétaire-typographe qui séduisit son patron plus vieux de quarante-deux ans est désormais titulaire d’un doctorat en sociologie, obtenu en un temps surréaliste (on parle de deux mois), et décerné en septembre dernier par son mari, qui est aussi chancelier de l’université du Zimbabwe. Cette soudaine distinction, fêtée en grandes pompes, a beaucoup amusé certains médias locaux et étrangers, sa thèse étant introuvable dans la librairie universitaire, une condition pourtant sine qua non de l’obtention du titre. À l’instar des étudiants demandant une explication, toujours sans réponse, le célèbre écrivain et poète zimbabwéen Chenjerai Hove, exilé en Norvège, a écrit une lettre au vice-chancelier de l’université dont il est diplômé. Dans un entretien accordé à la BBC en octobre dernier, il a déclaré lui avoir dit : « J’ai perdu la fierté et l’honneur d’être un ancien étudiant de l’université que vous dirigez, depuis que nos diplômes académiques sont devenus des boîtes à rires. » L’omniprésence de Grace Mugabe est pour d’aucuns le début d’une douce transition, où l’épouse du président (depuis 1996) pourrait bien prendre les rênes du pouvoir, si son mari venait à mourir brutalement.
Garder la mainmise sur un pays au sous-sol riche comme Crésus et continuer de profiter de ses ressources gargantuesques, la préoccupation est majeure pour une petite poignée de gens soucieux de conserver leurs précieux acquis. Le Zimbabwe serait le troisième producteur mondial de platine, mais il regorge aussi de diamants, de cuivre, d’or, de chrome, de nickel et de tas d’autres ressources minières. Face aux sanctions internationales, la contrebande et les reventes illégales s’intensifient, mais aussi, et surtout, la violence, l’éviction forcée et les traitements inhumains infligés aux habitants jugés trop proches des mines. Plusieurs rapports publiés par Le Processus de Kimberley, organisme international de contrôle du commerce des diamants, témoignent de l’existence de camps de torture mis en place par les services secrets dans la région de Marange, à l’Est du pays, où des gisements de diamants « parmi les plus importants au monde » ont été découverts en 2008. « Tombés par hasard » aux mains de la BBC, ces documents non publics mis à disposition de l’Union européenne ont permis de réaliser un reportage en 2011 sur les horreurs subies par les civils de la localité de Marange, où près de deux cents extracteurs illégaux (dont des enfants) ont été tués par l’armée.
« Viols », « exactions », « tortures », « disparitions », « déplacements forcés » et « meurtres » sont des mots fréquemment repris par les médias et les ONG de défense des droits humains. La férocité de la ZanuPF s’est malheureusement vérifiée à de nombreuses reprises. On se souviendra de ces scènes effrayantes, diffusées par les télévisons étrangères, pendant les élections présidentielles de 2002. À cette époque, l’ex-mineur Morgan Tsvangirai, du parti MDC, concentrait tous les espoirs d’une nation meurtrie, surtout après avoir remporté cinquante-sept des soixante-deux sièges du Parlement lors des élections législatives de 2000, filant une raclée historique à une ZanuPF mauvaise perdante. Tsvangirai ne sera jamais élu. Deux années plus tard, la population est prête à se rendre aux urnes malgré des menaces bien réelles, les milices armées de la ZanuPF débarquant dans les villages pour commettre des actes innommables à l’encontre de celles et ceux qui se risqueraient à voter pour un autre candidat. Les médias internationaux ont montré des images de bureaux de vote assaillis par des hommes et des femmes courageux, bravant la peur et faisant la queue pendant des heures, alors que des hommes embusqués leur tiraient dessus.
D’après les observateurs présents sur place, le résultat de l’élection présidentielle de 2002 est entaché de fraudes massives mais une fois de plus, peu importe, Robert Mugabe sera réélu avec 57 % des suffrages. Pendant des années, Morgan Tsvangirai sera un adversaire tenace pour l’ancien Premier ministre du Zimbabwe élu en 1980, et qui deviendra président sept ans plus tard, après avoir supprimé le poste de chef du gouvernement. En 2007, Morgan Tsvangirai – victime de nombreuses tentatives d’assassinat et accusé un temps de haute trahison – est passé à tabac pour avoir lancé la campagne « Sauver le Zimbabwe ». Chouchou de la communauté internationale, de plus en plus craint sur ses terres car médiatisé à l’étranger, Tsvangirai se verra offrir le poste de Premier ministre en 2009, alors qu’il s’était retiré du second tour de l’élection présidentielle de 2008, en raison des risques pour sa vie et celle de ses électeurs. Quatre mois après son accession au poste, il est victime d’un accident de la route où son épouse trouvera la mort, leur voiture ayant été percutée par un poids lourd de l’armée. Mugabe est filmé se rendant au chevet d’un Tsvangirai bien mal en point sur son lit d’hôpital. La cohabitation entre les deux hommes durera quatre ans mais le pouvoir du nouveau Premier ministre est limité, voire virtuel, la ZanuPF conservant les ministères les plus influents, comme l’armée et les services de renseignement.
[à suivre]