Zimbabwe (4)
Figé à son poste
depuis plus de trois décennies,
le président Robert Mugabe
va fêter ses 92 ans
et gare à quiconque
voudrait le détrôner.
Retrouvez les premiers volets de notre reportage au Zimbabwe :
Un vent sec souffle sur le royaume de pierre
Le grenier à blé de l’Afrique australe
Droit de succession
Great Zimbabwe
Depuis une quinzaine d’années, environ trois millions de Zimbabwéens ont fui le pays pour s’installer à l’étranger ou dans les pays limitrophes, principalement l’Afrique du Sud, où ils subissent avec d’autres immigrés de terribles attaques xénophobes, comme celles du mois d’avril dernier où sept personnes, propriétaires de petits commerces, ont trouvé la mort à Johannesburg. Victimes de la jalousie des plus démunis, les Zimbabwéens âgés de trente ans et plus sont pour la plupart diplômés et bénéficiaires d’emplois plus qualifiés, contrairement aux mêmes générations noires qui ont vécu sous l’apartheid sud-africain.
Encore aujourd’hui, le Zimbabwe peut se targuer d’un cursus universitaire attrayant pour des stagiaires étrangers. Et certains viennent de très loin, comme cette jeune norvégienne de vingt-sept ans, étudiante en médecine et future obstétricienne, qui décrit un niveau « vraiment excellent, exactement comme chez moi! », même si les infrastructures manquent cruellement de moyens et de médicaments de base, une calamité pour un pays ravagé par le sida. Aussi, les salaires ne suivent pas et les grèves se multiplient, les jeunes médecins menaçant régulièrement de reprendre un arrêt de travail lancé à la fin de l’année dernière. Ce 23 juin, le quotidien français le Monde relatait le non-paiement depuis deux mois des diplomates zimbabwéens installés dans les quarante-trois ambassades que compte le pays.
À l’aune d’un régime peu enclin à la démocratie, les associations locales de défense des droits humains éprouvent également des difficultés et sont souvent malmenées (dans le meilleur des cas). Il n’est pas facile de militer, pour le droit des homosexuels par exemple. Ici au Zimbabwe, où la population est très croyante, comme dans beaucoup de pays d’Afrique, l’attirance pour une personne du même sexe n’est pas des plus populaires, dixit Mugabe, toujours en grande forme pour trouver le bon mot : « Même les cochons et les chiens ne pratiquent pas la sodomie. » Dans un article du journal Sunday Mail , qui titrait « Les tendances homosexuelles peuvent se soigner », un guérisseur traditionnel révélait avec émotion le sauvetage de nombreuses âmes perdues et, comme le pense Victor, vingt-huit ans, rencontré à Bulawayo, « Dieu a dit Adam et Ève, pas Adam et Steve » (en anglais la rime est parfaite) mais aussi : « Les homosexuels sont possédés par le démon. »
S’il y a un lieu où ce genre de propos risquerait de faire mouche, c’est bien au Book Cafe, véritable bulle d’oxygène où les soirées « Open Mic » et les concerts endiablés soufflent un vent de fraîcheur des plus réjouissants. Situé à une vingtaine de minutes à pied du centre de Harare, le Book Cafe fait figure d’ovni, à l’instar de son fondateur, Paul Roger Brichill, mort il y a six mois d’un cancer à l’âge de cinquante-six ans. Ce Zimbabwéen blanc, militant très actif de l’indépendance, bouillonnant créateur et toujours prêt à mettre le souk, était un véritable personnage de roman. C’est juste après la libération du Zimbabwe en 1980 qu’il fonda avec sa première épouse cette « librairie du peuple », dédiée à la liberté d’expression. Fort sollicité par ses voisins sud-africains en quête d’une littérature interdite (pour cause d’apartheid), l’ancien espion, éditeur, écrivain et saxophoniste n’a jamais cessé de militer pour contrer les discours de la propagande coloniale. Et les déconvenues avec le régime de Mugabe, ulcéré par tant de liberté, furent également fréquentes : en 2002, en pleine période électorale, l’organisation de débats publics constitua la provocation de trop. Le lieu fut forcé de fermer ses portes pendant trois mois.
Fréquenté par les étudiants, les artistes, les travailleurs sociaux, les voyageurs et les intellectuels, le Book Cafe dégage une atmosphère chaleureuse. Tout en bois et bordé de couleurs chaudes, il accueille une librairie, un bar-restaurant et une scène de spectacle. Sur les murs, des posters colorés affichent les luttes prolétaires, le combat des femmes, la guerre contre le racisme et le colonialisme, dans la région mais aussi à travers toute la planète. Le wifi est gratuit, une aubaine, un cas rare pour ceux qui ne peuvent pas se le permettre, et il y en a beaucoup. On vient ici pour s’exprimer, échanger, chanter, slamer, prier, danser, boire et écrire. Chaque semaine, les soirées « Open Mic » s’ouvrent à tous les sujets possibles, comme ce jour où l’un des neveux de Mugabe, élu de la ZanuPF, accepta une invitation du groupe « Coalition sur la crise au Zimbabwe, le temps d’agir » pour débattre de la transition politique et des différents scénarios possibles, au cas où le « Père de la nation » viendrait à disparaître. Il y avait beaucoup de monde ce soir-là, les questions fusaient, les applaudissements et les railleries aussi. Un vieil homme provoqua un fou rire général en comparant la dynastie Mugabe à celle de Ghandi: « Ici, c’est comme avec Gandhi… On a Gandhi et après Ghandhi ? Encore Gandhi… Suivi d’un autre Gandhi, y en a marre ! » Même si aucun membre de la famille du Mahatma ne s’est lancé en politique, tout le monde a compris le message. C’est Thomas Brichill, trente-six ans, qui a repris les clés du temple après la mort de son père. Triste nouvelle, il vient d’annoncer la fermeture du Book Cafe il y a quatre mois, faute de financements, mais il ne désespère pas de rouvrir un jour les portes de ce petit miracle politique et culturel. Pour l’instant, le Book Cafe continue d’organiser des événements extérieurs.
Retour à Africa Unity Square où, paraît-t-il, un rassemblement pour la démocratie est prévu. C’est un jeune artiste de vingt-six ans, rencontré au Book Cafe, qui a lancé l’information, même s’il ne comptait pas s’y rendre. Il est midi pile quand une douzaine d’hommes (dont un seul blanc, la petite trentaine), débarquent avec des drapeaux jaunes très voyants, rehaussés par les couleurs du Zimbabwe. Parmi eux, un homme brandit un mégaphone pour dire ces quelques mots en anglais : « Nous aimons notre pays, le Zimbabwe, nous défendons les valeurs de justice et de liberté. » Mais c’est en shona qu’il s’exprime le plus clair du temps. Le meeting se poursuit mais les badauds ne s’arrêtent pas, les gens regardent leurs pieds, ils passent leur chemin ou restent assis sur un banc, l’air de rien. Impossible de comprendre ce qui se dit, car personne ne veut traduire.
Dix minutes plus tard, la police anti-émeute surgit de nulle part. Dans un calme olympien, cinq ou six hommes casqués et armés de matraques entourent le petit groupe. À peine le temps de s’éclipser à l’autre bout du square (histoire d’éviter de se faire remarquer) et le rassemblement a disparu. Le temps de tourner le dos quelques minutes et il n’y a plus personne. Tout n’est que quiétude, aucune trace de la réunion, certains continuent de flâner, dégustant une glace, quand d’autres déambulent avec nonchalance. Le lendemain, la presse révèlera l’hospitalisation préoccupante d’Itai Dzamara, journaliste et militant des droits humains et organisateur du rassemblement. C’est dans une rue voisine de l’Africa Unity Square qu’il a été passé à tabac par les forces de l’ordre.
Dans un nouveau communiqué publié récemment, l’organisation Amnesty International s’inquiète, cette fois-ci, de sa disparition. Itai Dzamara a été enlevé le 9 mars dernier alors qu’il sortait de chez le coiffeur, non loin de la capitale. Accusé par cinq hommes d’avoir volé du bétail, il a été menotté et emmené dans « un fourgon blanc dont les plaques d’immatriculations avaient été dissimulées ». À ce jour, il reste introuvable.
Robert Mugabe se représentera bien aux élections présidentielles de 2018, ce n’est pas une surprise, la nouvelle est officielle et connue depuis des mois. Il sera alors âgé de 94 ans. Lorsqu’il s’est exprimé à ce propos le 14 juin lors du sommet de l’Union africaine, il se délectait encore : « On dit que les dirigeants ne devraient servir que deux mandats. Avec deux mandats, on ne fait pas grand chose, c’est un peu l’équivalent de deux semaines. » Une fois de plus, l’ambiance était à la franche rigolage, les sourires étaient de mises et l’auditoire jubilait.
En langue shona, Zimbabwe veut dire « La grande maison faite de pierres », en référence à Great Zimbabwe, la prestigieuse cité de l’empire shona, édifiée entre le IX e et le XIII e siècle et dont le site, formidablement préservé et classé monument national, continue d’attirer les curieux du monde entier.