critique &
création culturelle
À bord du Darjeeling Limited

Pour la première séance privée de son cycle Wes Anderson, le ciné-club de l’Ihecs a choisi The Darjeeling Limited , cinquième film du cinéaste texan. Une déception, sauvée par le visionnement en préambule de l’épatant Hôtel Chevalier , son second court métrage.

Tenant lieu de prologue de The Darjeeling Limited , Hôtel Chevalier est un petit chef-d’œuvre qui nous emmène dans un hôtel parisien où réside depuis plus d’un mois monsieur Jack Withman (Jason Schwartzman). Jack est Américain, il s’est exilé en France pour tout un tas de raisons et surtout pour s’éloigner de son ex-petite amie (Nathalie Portman). Mais voilà, cette dernière ne semble pas ravie du départ de son amant puisque l’histoire commence lorsqu’elle l’appelle pour le prévenir de son arrivée imminente. Ils se retrouvent donc tous les deux dans la chambre de Jack pour quatorze minutes de film vraiment passionnantes.

En effet, Anderson est parvenu à créer un univers intrigant, dans lequel aucun détail n’est laissé au hasard. Les personnages, bien qu’on nous en dise peu sur eux, ont quelque chose de profond. On peut percevoir entre eux une tension inexplicable, exacerbée par le rythme des dialogues : à chaque question posée par un personnage, son interlocuteur réplique par une autre question ou par une réponse vague qui laisse flotter une incertitude énigmatique dans laquelle le spectateur s’abandonne avec bonheur. S’ajoute à cela une esthétique une nouvelle fois sublime, depuis les décors irréprochables jusqu’au choix de plan d’une justesse irrévocable. Pour couronner le tout : la chanson Where Do You Go To My Lovely de Peter Sarstedt, un choix de BO plutôt original de la part de Wes Anderson, qui rend l’ensemble encore plus abouti. Ce prologue est, selon moi, ce que The Darjeeling Limited nous offre de meilleur.

Depuis Rushmore , son second long métrage, on a compris ce dont aime parler Anderson : les aventures, traitées avec délicatesse et poésie, de familles improbables (bourgeoisie new-yorkaise dysfonctionnelle dans la Famille Tennenbaum , océanographes extravagants dans la Vie aquatique de Steve Zissou ), qui tournent toutes autour d’une figure paternelle incarnée par Bill Murray.

Dans The Darjeeling Limited , ce fameux « père » est rapidement évincé de l’histoire. Le film commence d’ailleurs par le meurtre symbolique de Bill Muray : on le voit courir en vain après un train qui l’abandonne sur le quai d’une gare indienne. On découvre ensuite qu’un des compartiments de première classe de ce convoi est occupé par trois frères plus différents les uns que les autres : Peter (Adrien Brody), Jack (Jason Schwartzman) et Francis (Owen Wilson) Whitman. Fâchés depuis la mort de leur père, ils se retrouvent, sur l’initiative de Francis, à traverser une partie de l’Inde. Le but : oublier les différents, se rapprocher pour mieux se comprendre et atteindre une spiritualité qui leur fait défaut. Bien sûr, rien ne va se passer comme prévu.

Jusque-là, on peut continuer d’espérer un chef-d’œuvre, mais le charme s’évente rapidement. Les trois protagonistes incarnent chacun un stéréotype sans profondeur et ennuyant dont on anticipe sans mal les moindre faits et gestes. Heureusement, visuellement parlant, Anderson se rattrape en nous offrant des « créatures » dont il a le secret : les silhouettes sont travaillées comme dans une bande dessinée ; chaque personnage a son signe distinctif, improbable et farfelu : bandages autour de la tête d’Owen Wilson, moustache très années 1980 de Jason Schwartzman, lunettes noires vissées sur le nez d’Adrien Brody.

Le scenario à proprement parler donne l’impression d’avoir été bâclé, comme si Wes Anderson, conscient du pouvoir hypnotique de ses images, s’était appuyé sur ses facilités.

L’histoire ne décolle jamais vraiment et on ne s’y sent donc pas investi. De ce fait, malgré son humour pince-sans-rire et quelques scènes dramatiques, Anderson ne nous fait rien ressentir, à part peut-être de la lassitude. Il donne l’impression d’avoir perdu la recette magique du souffle de mystère et de perversité qui flotte habituellement dans ses films.

Toutefois, Anderson brille à nouveau par sa précision et son talent à proposer une vision légèrement déformée du monde, si savoureuse qu’on pourrait presque oublier toutes nos déceptions en s’abreuvant aux trouvailles de décor (même s’il n’illustre malheureusement pas du tout l’Inde) ou de mise en scène et en se satisfaisant du spectacle que nous offrent les acteurs.

Même rédacteur·ice :

The Darjeeling Limited

Réalisé par Wes Anderson
Avec Owen Wilson, Adrien Brody, Jason Schwartzman et Anjelica Huston
États-Unis, 2007, 91 minutes