Chapitre VIII
De l’adieu au langage de Jean-Luc Godard à l’apprentissage troublé des mots chez Nadav Lapid : des films très personnels sur un certain état du monde et des films mondes à la mise en scène déroutante.
Victor-Emmanuel Boinem : Pour moi, c’est très difficile de laisser passer un compte rendu de décennie sans parler de Jean-Luc Godard. On pourrait dire que Godard a été plus discret que dans les années 2000 où il y a une série de coups d’éclat comme Éloge de l’amour , Notre Musique , Film Socialisme . Ici, on a quand même deux longs métrages, deux objets très particuliers à se mettre sous la dent : il y a eu Le Livre d’image et avant Adieu au Langage en 2014. Adieu au Langage est un film très particulier pour Godard, un film « home movie », avec le chien comme personnage principal. Il avait déjà promu un jardinier personnage principal devant Alain Delon dans Nouvelle Vague . Il va là encore plus loin dans son rapport aux éléments, avec une relecture, à travers la figure du couple, qui traverse tout le début de son cinéma, depuis À bout de souffle jusque Pierrot le Fou .
C’est une manière pour Godard de donner des nouvelles de lui et des nouvelles du monde. Il me semble que plus on avance et plus Godard est autobiographique alors qu’il s’est toujours camouflé derrière ses personnages, ses récits, ses déconstructions de récits. Là c’est un cinéaste qui parle de plus en plus de lui et qui est de plus en plus touchant, qui se laisse prendre par l’émotion. Le film est tourné dans sa maison, dans les 500 mètres de forêt, le long du lac, où il vit à Rolle en Suisse. Et c’est un film-monde, qui reconstruit tout avec une petite caméra DV, certains plans au smartphone. Et avec cela, l’idée de recréer une matière de monde.
Un autre film qui m’a semblé aussi puissant dans son utilisation d’une forme simple et archaïque (la parabole) est Haganenet ( L’Institutrice ) de Nadav Lapid. Je n’ai pas encore pu voir son dernier film, Synonymes , mais je pense qu’il y a quelque chose de commun aux deux films, qui est de dresser un état des lieux symbolique et poétique sur ce qu’est Israël. Une vocation aussi, puisqu’il s’agit bien d’un petit garçon, transcendé par une vocation de poète. Des poèmes lui viennent comme si c’était absolument naturel, et son institutrice se contente de les noter. Alors, c’est difficile de ne pas voir là-dedans une figure christique qui vient sauver l’état d’Israël, un état du monde. Et en même temps, c’est un film de bac à sable pour le dire littéralement. Une heure du film se déroule entièrement dans cet espace de l’école avec une relation très particulière à l’espace : Nadav Lapid n’essaye pas d’enfermer ses personnages dans un cadre, il les laisse déborder, approcher trop de la caméra, venir se heurter à la matière des choses. On a l’impression que le cadre pourrait à tout moment éclater. Le film va assez loin dans l’échappée belle.
François Gerardy : Je suis bien d’accord avec toi. Mais quand tu parles d’une parabole, qu’il y aurait une relation entre le petit enfant poète et l’état d’Israël, l’enfant qui apparaitrait comme un sauveur, une figure christique, je n’ai pas vraiment vu le film sous cet angle. Je vois plutôt le cœur du film dans la relation ambiguë entre l’enfant poète et son institutrice : cette dernière veut protéger son art, mais le vampirise aussi, comme si elle était l’auteur de ses poèmes. J’ai plus été saisi par ce rapport entre l’enfant poète génie et cette figure maternelle dont les intentions sont troubles.
V-E : Bon, alors l’enfant c’est la Palestine et la mère c’est israël ! Non, évidemment, c’est trop simpliste, on voit que cela ne fonctionne pas et la grandeur de Lapid est de ne pas écraser sa réflexion sur le langage sur un horizon politique schématique. C’est aussi un film sur l’apprentissage, sur ce que c’est d’apprendre la vie et le sens des mots, leur pouvoir.
F : Il y a une forme de continuité dans Synonymes , où un jeune israélien arrive à Paris et veut s’approprier par lui-même ce nouveau territoire et cette nouvelle langue, mais n’y parvient pas. Ses mots, son désir d’apprendre une nouvelle langue comme il l’entend, de façon spontanée, poétique, sont mis à mal dans une société repliée sur elle-même. Il y a cette idée qu’on ne peut trouver sa place nulle part.
V-E : Tout à fait, Synonymes est moins le prolongement de la quête d’un personnage (enfant devenu adulte) qu’un miroir d’Haganenet, qui en retourne symétriquement certaines scènes. On sait que Nadav Lapid et Ira Sachs sont des cinéastes qu’on va suivre et dont on pourra reparler dans dix ans quand on fera le bilan des années 2020.
F : Il y a des cinéastes qui trouvent une forme d’accomplissement dans ces années 2010, et d’autres qui prennent du poids, émergent encore.
V-E : Complètement. Et puis avec un petit peu de chance, on aura sûrement un film de Leos Carax, un film de Jonathan Glazer, qui viendront nous donner d’autres nouvelles et traverser le ciel.
F : Oui, espérons que d’autres météorites nous attendent dans ces années 2020.
Liste des films cités et analysés dans l’ordre de la discussion
Under the Skin , Jonathan Glazer, 2013
Melancholia , Lars von Trier, 2011
Toni Erdmann , Maren Ade, 2016
Habemus Papam , Nanni Moretti, 2011
The Congress , Ari Folman, 2013
Oncle Boonmee , Apichatpong Weerasethakul, 2010
Holy Motors , Leos Carax, 2012
Twin Peaks – The Return , David Lynch, 2017
Coincoin et les Z’inhumains , Bruno Dumont, 2018
Hors Satan , Bruno Dumont, 2011
L’Inconnu du lac , Alain Guiraudie, 2013
Certain Women , Kelly Reichardt, 2016
Mercuriales (2014), Sophia Antipolis (2018), Virgil Vernier
Laurence Anyways , Xavier Dolan, 2012
The Neon Demon , Nicolas Winding Refn, 2016
The Assassin , Hou Hsiao-hsien, 2015
Mia Madre , Nanni Moretti, 2015
L’Amant d’un jour , Philippe Garrel, 2017
Le Jour d’après (2017), Hotel by the River (2018), Hong Sang-soo
Lincoln , Steven Spielberg, 2012
Love is Strange , Ira Sachs, 2014
Heaven Knows What , Josh et Benny Safdie, 2014
Adieu au Langage , Jean-Luc Godard, 2014
Haganenet (L’Institutrice), Nadav Lapid, 2014
Le top de la décennie de Victor-Emmanuel Boinem
- THE DAY HE ARRIVES , H. Sang-soo, 2011 (Corée du Sud)
- TWIN PEAKS : THE RETURN , D. Lynch, 2017 (USA)
- L'OMBRE DES FEMMES , P. Garrel, 2015 (France)
- ONCLE BOONMEE , A. Weerasethakul, 2010 (Thaïlande)
- UNDER THE SKIN , J. Glazer, 2013 (UK)
- MERCURIALES , V. Vernier, 2014 (France)
- HABEMUS PAPAM , N. Moretti, 2011 (Italie)
- HOLY MOTORS , L. Carax, 2012 (France)
- HAGANENET / L'INSTITUTRICE , N. Lapid, 2014 (Israël)
- SANGAILES VASARA , A. Kavaité, 2015 (Lithuanie)
Le top de la décennie de François Gerardy
- TWIN PEAKS : THE RETURN , D. Lynch, 2017 (USA)
- ONCLE BOONMEE , A. Weerasethakul, 2010 (Thaïlande)
- MIA MADRE , N. Moretti, 2015 (Italie)
- UN JOUR AVEC, UN JOUR SANS , H. Sang-soo, 2015 (Corée du Sud)
- UNDER THE SKIN , J. Glazer, 2013 (UK)
- HOLY MOTORS , L. Carax, 2012 (France)
- L’OMBRE DES FEMMES , P. Garrel, 2015 ( France)
- HORS SATAN , B. Dumont, 2011 (France)
- CERTAIN WOMEN , K. Reichardt, 2016 (USA)
- LOVE IS STRANGE , I. Sachs, 2014 (USA)