Cours, Yoav, cours !
En suivant le parcours d’un jeune israélien arrivé à Paris et traversé par une crise d’identité, Nadav Lapid réalise avec Synonymes un film très personnel, dont la portée est autobiographique, mais aussi politique.
Porté à bout de bras par le corps élancé et la verve poétique de son excentrique personnage principal, traversé de fulgurances dans sa mise en scène, Synonymes sidère et désarçonne, interroge et laisse pantois. D’une séquence à l’autre, le film ne cesse de déjouer nos attentes, de happer notre regard, de nous emballer par son rythme, son montage abrupt. Il est de ces films rares qui, une fois la vision terminée, donnent envie de s’y replonger pour mieux en saisir le sens, les nuances, et apprécier davantage encore une mise en scène virevoltante, qui fait feu de tout bois. On peut aussi parler de contradictions (Nadav Lapid dit lui-même aimer créer des contrastes), tant Synonymes est traversé de tensions doubles, de forces contraires, de sentiments troubles.
Yoav passe sa première nuit à Paris dans un grand appartement vide. Nu et glacé, il s’élance à corps perdu à la recherche de ses vêtements, qui, au sortir du bain, ont soudainement disparu. Avec cette séquence « coup de poing » (la caméra suit la course effrénée du personnage qui s’élance dans les escaliers), Nadav Lapid ouvre Synonymes de la plus forte des façons, en instillant un malaise, une incongruité (nulle trace du voleur de vêtements). La solitude de Yoav est renforcée ici par le vide fantomatique de ce grand appartement chic, mais son corps nu, athlétique et musclé, y prend aussi de la consistance. Sa présence semble alors occuper tout l’espace. Le lendemain matin, lorsque Yoav se réveille sous une couverture en fourrure chez Émile et Caroline, les deux jeunes voisins du dessus, il ouvre les yeux sur une seconde naissance.
Corps hétéroclite, Yoav porte une chemisette, mais se couvre d’une veste à l’allure d’empereur ou de conquistador, offerte par Émile. Bouillonnant, toujours en mouvement, tantôt couché à même le sol, tantôt debout sur un bar, il « refuse de relever la tête » parce qu’il veut s’approprier, par lui-même, les beautés de la ville. Comme il veut aussi apprendre la langue de ce nouveau pays à sa façon, à sa manière. En effet, il déclame des mots et synonymes de façon spontanée, poétique, tel un collage surréaliste, au rythme de ses déambulations, tête baissée, dans les rues du centre-ville. Yoav veut prendre corps avec les mots, quitte à détourner leur sens. Il est parfois plus sensible à leur enchaînement sonore qu’à leur signification première. Et quand il déclame sa terrible tirade en forme de manifeste contre Israël, les mots sont très durs, tandis que, de leur succession, surgit une poésie musicale. Son phrasé prend alors corps, sa diction s’élève. Les mots se parent alors d’un sens plus profond, mais aussi plus léger.
C’est dans ce rapport contrarié à la langue française, décidant de tourner le dos à la sienne, l’hébreu, et offrant ses histoires personnelles à son ami Émile, comme pour se libérer de son passé, que Yoav entend s’enraciner dans ce nouveau pays, la France. Mais sa vie, au départ idéalisée, y prendra petit à petit, au fil de sa trajectoire et de ses rencontres, un goût amer. Les rapports d’Émile et Caroline avec Yoav sont à cet égard assez troublants, voire ambigus.
Ainsi, par exemple, si Émile insiste pour donner de l’argent à Yoav, est-ce dans le but d’acheter ses histoires personnelles ou veut-il vraiment l’aider ? Mais cette incertitude des liens amicaux et de leurs intentions rend les relations plus subtiles, plus curieuses, plus tendues. Et pourtant, il y a cette séquence formidable où surgit un échange véritable, si simple et si émouvant, si sincère : Émile regarde Yoav avec intensité, tandis que tous deux, silencieux, casques sur les oreilles, écoutent la même musique.
Pour rendre en images et en sons le parcours peu commun de son personnage principal, Nadav Lapid utilise le langage du cinéma de façon très personnelle, proposant des idées de mise en scène comme on en voit rarement. Ainsi, par exemple, lorsque Yoav marche tête baissée, la caméra, en plongée sur le trottoir, soudain tressaillit, elle vire à gauche, à droite. C’est une caméra qui, immobile ou non, proche ou non de son sujet, s’accroche au mouvement des personnages, lorsqu’ils marchent, dansent, se battent : elle ne fait pas que montrer, elle met en mouvement les mouvements mêmes des personnages.
Au niveau du travail sur le son aussi, on découvre des propositions remarquables, comme celle qui consiste à superposer la décharge de tirs d’une carabine et le rythme du titre Je ne veux pas travailler de Pink Martini. C’est une autre musique qui sonne alors, par contraste. Dans une autre séquence, le cinéaste choisit de donner presque autant d’importance sonore au dialogue entre des inconnus qui occupent aussi le plan qu’aux propos échangés par Yoav et Émile.
Que dit alors Yoav sur la possibilité de vivre en rompant les liens avec son passé, sa famille et son territoire ? Il semblerait que pour ce grand intrépide, ce poète combattant, un lieu idéal pour vivre et s’épanouir pleinement aujourd’hui n’existe pas.