critique &
création culturelle
Frank says relax !

Dans Frank , Lenny Abrahamson retrace le destin dramatique d’un groupe de rock excentrique à travers le regard de son nouveau membre, Jon. Entre le comique de personnages, la satire et le drame romantico-musical, le film trouve un équilibre et une puissance déroutants.

Jon est un employé, claviériste à ses heures, qui n’arrive pas à concrétiser ses prétentions musicales. Sa muse se fait toujours discrète. Un concours de circonstances lui permet de se retrouver sur scène avec les étonnants Soronprfbs, composés d’une maniaco-dépressive (Maggie Gyllenhaal, toujours aussi grandiose), d’une batteuse murée dans son mutisme, d’un bassiste français – et francophone dans la VO ! – et d’un manager, Don. Ce petit monde s’organise autour d’un chanteur charismatique à la Frank Sidebottom’s head (un Michael Fassbender aussi génial qu’inexpressif !). Qui se cache derrière l’immense tête en papier mâché ? Comment fait-il pour manger ? L’enlève-t-il parfois ? Pourquoi la porte-t-il? Autant de questions qui ne cessent de nous malmener l’esprit.

Lenny Abrahamson parodie d’une façon douce-amère les tics ultra-créatifs des musiciens psychédéliques. Les Soronprfbs et surtout Frank trouvent leur inspiration dans la moindre branche d’arbre (littéralement) et s’adonnent à des stimulations de la créativité qui ne peuvent que rappeler les jeux oulipiens. Pour rester dans la comparaison littéraire, le galimatias des chansons de Frank s’inspire de l’écriture automatique surréaliste. Il suffit d’écouter les paroles de Secure the Galactic Perimeter pour s’en rendre compte. La parenté avec les Pink Floyd de Syd Barrett est manifeste… et proclamée. Le magnétisme et la fragilité de Frank rappellent évidemment le chanteur de Jugband Blues dont on connaît le destin tragique.

Passons sur l’inspiration réelle de Frank, le personnage de Chris Sievey, musicien et comédien britannique. Bien que Jon Ronson, coscénariste avec Peter Straughan, ait participé de près aux activités de Sievey, c’est un mode de production artistique plus qu’un biopic qui est ici mis en scène. L’analyse d’une voie d’accès à la création musicale. Franky Sidebottom/Chris Sievey n’est d’ailleurs en rien le thème principal de cette œuvre, c’est plutôt le prétexte à une évasion de l’imagination d’Abrahamson, une porte d’entrée à la critique de l’emprise de l’ autre sur soi . On le remarque à de nombreux plans fixes, encerclant les éléments saillants des différentes scènes, que ce soit Jon ou l’enregistrement de la nouvelle maquette du groupe. Frank n’est qu’une des étoiles de la galaxie de ce film.

Le résultat aurait pu n’être qu’une comédie de plus sur le monde de l’art et ses représentants les plus exubérants. Mais l’obsession grandissante de Jon – le nouveau claviériste, vous vous rappelez ? – pour la célébrité et la reconnaissance dote le film d’une lame de fond dramatique. Twitter (à noter l’insertion intelligente des tweets dans les plans fixes) et Youtube les entraînent, les autres membres du groupe et lui, dans une spirale névrosée. Abrahamson exploite au maximum les conséquences dangereuses des réseaux sociaux sur les personnalités à fleur de peau. La confrontation de ces nouveaux moyens de consommation culturelle avec la personnalité instable de Frank laisse deviner les méandres dans lesquels le groupe risque de se perdre.

Saluons pour terminer la prouesse de haut vol de Michael Fassbender qui, masque sur la tête, arrive néanmoins à transcender le travail d’acteur pour réaliser une performance digne des plus grands chorégraphes. Que les professeurs d’expression corporelle des écoles de comédiens en prennent une bonne leçon. L’art de l’expressivité par l’impassibilité.

Entre délire créatif et lente descente aux enfers, entre espoir et désespoir, entre plaisir d’imaginer et désir de réussite, entre rire et larmes, Frank est l’odyssée dramatiquement réaliste de musiciens cassés, les pérégrinations de rebuts de la société.

Frank

Réalisé par Lenny Abrahamson
Avec Michael Fassbender , Maggie Gyllenhaal , Domhnall Gleeson , Scoot McNairy
États-Unis/Irlande/Royaume-Uni , 2014 , 95 minutes