Les Années Super 8
C’est un condensé de souvenirs que nous proposent Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot avec leur film Les Années Super 8. Dix ans d’archives rythmées par un texte inédit, pour plonger un peu plus dans la mémoire d’une des figures majeures de l’autofiction.
C’est enfin la rentrée, l’occasion de revenir sur cet été avec, déjà, une pointe de nostalgie. Mardi 21 juin dernier, c’est dans une ambiance de fête que je me suis rendue au Forum des Images 1 , à Paris, pour une séance avant-première de Les Années Super 8 , en présence des deux réalisateurs, l’autrice Annie Ernaux , et son fils, David Ernaux-Briot. Installée en bout de rangée dans la spectaculaire salle 500, j’ai guetté l’arrivée des invités. Autour de moi, les bribes de conversations, l’âge ou encore la manière de se coiffer des gens m’indiquaient que le public d’Annie Ernaux était majoritairement issu de la classe moyenne supérieure, très parisienne, loin de la ruralité natale de l’autrice. Elle qui se qualifie de « transfuge de classe » se voit lue, majoritairement, par son milieu d’adoption, comme si, une fois les mots placés sur la vie populaire, celle-ci ne s’appartenait plus.
Le film est très beau, simple : un montage d’images d’archives familiales, des moments oubliés puis retrouvés, des années plus tard, sortis des armoires pour être recoupés et servir de trame à un texte inédit. Réalisé à la demande du fils de David Ernaux-Briot qui voulait y voir son grand-père, Les Années Super 8 retrace des souvenirs qui s’étalent sur dix ans, de 1972 à 1982.
On y voit Annie, la trentaine, l’air toujours distant ou en décalage, comme si quelque chose la taraudait. C’est ce qu’elle affirme, d’ailleurs, dans le texte qu’elle pose par dessus les images d’une voix où scintillent, par instants, des éclats d’enfance : elle écrivait en secret, c’était sa mission personnelle, dont l’accomplissement l’obligerait à se dévoiler.
Quelque part au début du film, Annie parle de la caméra que tient son mari, qu’elle appelle toujours par son nom complet : Philippe Ernaux. Elle explique que, presque par automatisme, chacun s’est enfermé dans une discipline propre à son genre. La littérature, qu’elle pratique en tant que professeure puis en tant qu’écrivaine, est alors une discipline de femme, en opposition au cinéma. L’homme tient la caméra, objet apparemment complexe qu’il faut savoir manier, comme une machine savante, un tank. La Super 8 est, pourtant, l’une des caméras les plus simples à utiliser.
Philippe Ernaux cadre bien. Les images, dont l’esthétisme parfois inattendu éclipse leur amateurisme, sont d’autant plus frappantes qu’elles témoignent, pour l’infime partie de l’audience née à l’ère du numérique, d’un temps analogique où tout était flou, saturé, candide. On y voit David et son frère, enfants, de dos, déguisés en cowboys. Comme le dit l’autrice, ces images sont datées . Les sous-pulls moulants, les pattes d’eph, la nature encore vierge, sont autant de marqueurs de l’exotisme des années 70. David Ernaux-Briot parle d’une époque marquée par la quête d’un monde meilleur, matérialisée tantôt par le régime communiste d’Albanie, que l’on aperçoit parmi les archives de voyages, tantôt par la ferme isolée de sa tante en Ardèche – un été au vert que David jugera comme le plus beau de son enfance. Cette confrontation des idéaux se lit aussi, de façon plus discrète, dans le dialogue qui s’opère entre les archives et le texte d’Annie Ernaux.
Les images seules sont les témoins d’une vision subjective d’un père sur sa vie familiale et amoureuse – lorsqu’Annie et lui s’éloignent, il délaisse les portraits pour faire place, progressivement, aux plans de paysages. Apposé à ce récit muet, le regard d’Annie Ernaux, tourné vers l’intérieur, vers les souvenirs, les sentiments, complète le tableau. C’est de cet entrecroisement que jaillit un témoignage unique, à la fois personnel et historique, dans la continuité du livre Les Années , l’une de ses œuvres majeures.
Après la projection, une discussion entre le public et les réalisateurs s’est mise en place, articulée par la présentatrice. Beaucoup d’occasions de rire, mais aussi de réfléchir à l’impact du travail profondément intime d’Annie Ernaux.
Je n’ai pas osé poser de question à Annie Ernaux, ni descendre des gradins pour lui demander de signer mon exemplaire de Journal du dehors , que j’avais amené exprès. La perspective d’attendre mon tour parmi la foule avec mon livre et mon stylo comme une fan m’a parue indigne de ce qu’aurait représenté, pour moi, cette rencontre : une petite ouverture sur sa mémoire si claire, si fertile, qui m’a tant inspirée à travers ses ouvrages.