S’il fallait expliquer ce qu’est la découverte d’une passion à quelqu’un qui n’a encore jamais eu la chance de le vivre, le roman graphique de Benoît Peeters et d’Aurélia Aurita serait sans aucun doute une première lecture à conseiller tant il transporte le lecteur, avec intelligence et poésie, au cœur des souvenirs d’une jeunesse marquée par la rencontre de la cuisine.
Années ’70. Jeune homme prometteur, intellectuel précoce, Benoît Peeters a tout pour réussir et obtenir un statut, ce que désirent surtout pour lui ses parents. Passionné du Nouveau Roman, il découvre la Nouvelle Cuisine et s’essaye tant bien que mal à cet art qui lui est en grande partie étranger. Il cuisine, assez mal dans un premier temps, raconte-t-il, mais il s’applique. Une première escapade, hésitante et maladroite, dans un restaurant gastronomique provoque une véritable révélation culinaire et sensorielle. Il expérimente alors, teste, avance par essais-erreurs, suit les recettes des maîtres avec application, sa satisfaction grandissant avec sa maîtrise de l’art, dont l’acquisition est inévitablement ponctuée d’échecs et de déceptions. Un temps, il se fait « chef à domicile », pour gagner un peu d’argent, de quoi (sur)vivre, avant de lever le pied suite à une série de déconvenues ; il revient alors à ses premiers amours, l’écriture.
Élève du philosophe et sémiologue Roland Barthes, sous la direction duquel il mène une recherche sur Tintin, il a multiplié les façons de vivre par l’art et de le pratiquer. Auteur composite et polyvalent, il est un commentateur averti de l’œuvre d’Hergé, un scénariste de bandes dessinées reconnu (on lui doit ainsi, avec le dessinateur François Schuiten, la série Les Cités obscures ), un essayiste, un biographe (de Jacques Derrida, notamment). Avec Marie-Françoise, sa compagne d’alors, qui occupe une place de choix dans ce récit autobiographique, ils réinventent avec goût un genre malaimé, le roman photo, tandis que, plus tard, il se fera aussi réalisateur (d’œuvres de fiction comme de documentaires), éditeur (dans sa propre maison, Les Impressions Nouvelles, mais aussi comme conseiller pour Casterman) ou enseignant (au CNAM – Conservatoire national des arts et métiers, à Paris).
Si son amour pour la cuisine n’a jamais quitté Benoît Peeters, il a abandonné l’idée d’en faire son métier, sans pour autant renoncer à cuisiner ou à trouver chez d’autres l’émerveillement et l’explosion maîtrisée de saveurs qu’il a découverts jeune adulte.
Loin d’être un récit autobiographique pesant, comme c’est trop souvent le cas dans ce genre, Comme un chef prend le prétexte de la quête gustative de l’auteur pour nous raconter l’évolution de la cuisine ces dernières décennies. Surtout, il s’en sert pour partager avec le lecteur des saveurs, des odeurs, des couleurs, qu’il ne peut que deviner ainsi couchées sur le papier, mais qui (r)éveillent en lui des souvenirs, mais aussi des envies. Ode à la cuisine, ce récit graphique, inscrit dans le passé sans être déconnecté du présent, est aussi une invitation à l’expérimentation. Le ton est léger et, structuré par un rythme bien senti, l’album étonne, surprend, amuse, fait sourire, au gré des anecdotes de l’auteur et d’une mise en cases qui les soutient.
Si dessiner la nourriture et la cuisine est loin d’être facile, et peut rapidement sombrer dans une suite d’images fades susceptibles de donner à voir une sorte de taxinomie aride d’un art qui, s’il se savoure avec les yeux, a pour objectif d’aller à la rencontre des papilles, la dessinatrice Aurélia Aurita évite tous ces travers de façon flottante. Auteure de la série Fraise et chocolat , elle sublime ici le récit, illustré en grande partie en noir et blanc, en dispensant çà et là quelques touches de couleurs bien choisies, qui soulignent et attirent le regard sur les aliments, comme sur ce soufflé aux framboises qui monte, qui monte, trop lentement, mais qui monte quand même et qui paraît presque vivre.
Comme un chef , paru début de l’année dans la collection « Écritures » de Casterman, est un bel album, doux et attachant, qui s’apprécie sans condition ; en effet, il n’est pas nécessaire de savoir cuisiner soi-même pour l’apprécier.