Politique, drôle, créative, talentueuse, parfois difficile à traduire en dehors de son contexte politico-culturel, mais diverse et en constante évolution, la bande dessinée turque mérite qu’on s’y attarde.
Tout au long de son histoire, elle a construit un lectorat important, que ce soit à travers la traduction des nombreuses bandes dessinées de renommée internationale ou au sein de ses propres auteurs et artistes. La création autour de la BD aujourd’hui va au-delà des revues satiriques, même si le contexte politique ne facilite pas toujours cette liberté. Ce survol historique présente quelques œuvres et des auteurs de cette riche histoire du neuvième art dans un pays où les libertés individuelles sont chaque jour en péril.
Revues satiriques
Les premières publications satiriques turques remontent à cent quarante ans, pendant la période ottomane, et se développent tout au long de la jeune République – d’Ali Fuad Bey, considéré comme le premier caricaturiste turc, à Sema Emiroğlu Aykan, première femme caricaturiste de Turquie, en passant par Sedat Nuri Ileri qui fait des études en Belgique où il publie notamment la revue la Barbe et reçoit le premier prix au concours international des caricatures organisé par les étudiants de l’université de Gand, première distinction internationale pour un turc.
Les caricaturistes de la fin du XIXe siècle sont critiques du sultan Abdülhamid II qui interdit toute forme de publications satiriques. Beaucoup de ces revues déplacent alors leur impression d’Istanbul vers le Caire, Londres et Genève, faisant entrer leurs magazines en cachette dans Istanbul et le reste de l’Empire, et de nombreux caricaturistes continuent également à travailler en exil. Les graines sont plantées à cette époque-là, mais nous ne pouvons pas encore parler de bande dessinée en soi, jusque dans les années trente, avec notamment le travail de Cemal Nadir, créateur d’Amcabey (littéralement « Monsieur Oncle »).

« Selon Amca Bey… »
Case 1 : Le peuple est malheureusement un peu fainéant, Amca Bey.
Case 2 : … on leur dit, (Citoyen, parle turc !), il s’en fiche
Case 3 : … on leur dit, (Citoyen, mets de l’argent de côté !), il s’en lave les mains
Case 4 : … on crie, (Citoyen, achète local !) que nenni… Que faire, je ne sais plus ?
Case 5 : Il ne suffit pas de dire (Citoyen, mets de l’argent de côté !) mon ami, il faut expliquer les avantages qu’ont les citoyens qui parlent turc, mettent de l’argent de côté et achètent local…
Amcabey est non seulement le descendant d’une tradition satirique et de la caricature, mais aussi une réponse aux strips étrangers, qui continue aussi avec les personnages tels que Tombul Teyze (Tata dodue) ou Sıska Dayı (Oncle gringalet) créés par Ramiz Gökçe. Dans ces exemples, il n’y a pas encore de bulles, les textes apparaissent sous l’image, mais le style de dessin se rapproche de plus en plus de la bande dessinée. C’est aussi à cette même époque que les bulles et les histoires séquentielles apparaissent dans les revues pour enfants, notamment avec la publication de Flash Gordon et de Jungle Jim.

Tintin, Lucky Luke et Astérix chez les pirates
Tintin, Lucky Luke et Astérix arrivent en Turquie dans le courant des années cinquante et soixante, et tout comme la plupart des bandes dessinées étrangères, ces œuvres sont souvent copiées et distribuées par milliers dans des journaux. Avant que la Turquie ne signe la Convention de Berne sur le droit d’auteur en février 1976, le piratage était la règle. Les tirages qui se faisaient par trente mille sont retombés aujourd’hui à deux ou trois mille. Ce piratage en grand nombre est un facteur clé dans la construction du succès des bandes dessinées en Turquie. Bien que moins populaires que les bandes dessinées originaires d’Italie telles que Tex ou Zagor, Astérix, Tintin et Lucky Luke ont connu en Turquie un succès plus important que les comics américains.
Les héros de la BD franco-belge sont entrés dans la vie de nombreuses familles à travers le pays en tant que « Tenten », « Bücür » (petit) finalement redevenu « Asteriks » ou encore « Red Kit » et son cheval « Düldül ». Le nom turc de Lucky Luke est inspiré des titres de bandes dessinées publiées à l’époque en Turquie : Red Ryder de Fred Harman – qui inspira Morris pour Lucky Luke, et Pekos Kit – version turque de Pekos Bill de Guido Martina et Pier Luigi De Vita. Quant à Jolly Jumper, il devient Düldül qui est aussi le nom de la montagne dans le Sud-Est du pays où le prophète Ali aurait galopé avec un destrier portant ce nom. Le nom commun « düldül » désigne aussi un cheval ou une voiture ancienne. Mais si vous demandez à qui que ce soit qui est « düldül », il y a de bonnes chances qu’on vous réponde : « Le cheval de Red Kit bien sûr ! »

basée sur l’album le Mystère de la Toison d’or.

Un gentilhomme ottoman, héros du peuple
La Turquie a également vu un certain nombre de héros emblématiques dans son histoire de la bande dessinée, comme le célèbre Karaoğlan (1963) de Suat Yalaz, publié internationalement, le héros hunnique Tarkan (1967) créé par Sezgin Burak, ou encore Abdülcanbaz (1957), le « Gentleman d’Istanbul » aussi connu comme le « Formidable Turc » de Turhan Selçuk, considéré comme le plus grand graphiste et auteur de bande dessinée turc de l’après-guerre.

Abdülcanbaz ne supporte pas les injustices, il a le cœur noble, il est brave et courageux, il est extrêmement fort – il a des « muscles en acier », et est très intelligent… Mais surtout, notre gentilhomme ottoman est le héros du peuple et de tous les temps. Ses aventures traversent les époques et les univers, voyageant de la période ottomane à la guerre de l’indépendance turque, dans l’espace ou encore dans l’Égypte antique… rencontrant personnages fictifs et réels, comme Arsène Lupin, Al Capone ou encore Sherlock Holmes. Abdülcanbaz est toujours du côté de ceux qui sont dans le besoin, des victimes, et il combat les ennemis du peuple avec sa fameuse arme : la claque ottomane.
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