Politique, drôle, créative, talentueuse, parfois difficile à traduire en dehors de son contexte politico-culturel, mais diverse et en constante évolution, la bande dessinée turque mérite que l’on s’y attarde.
Tout au long de son histoire, elle a construit un lectorat important, que ce soit à travers la traduction des nombreuses bandes dessinées de renommée internationale ou au sein de ses propres auteurs et artistes. La création autour de la BD aujourd’hui va au-delà des revues satiriques, même si le contexte politique ne facilite pas toujours cette liberté. Ce survol historique présente quelques œuvres et des auteurs de cette riche histoire du neuvième art dans un pays où les libertés individuelles sont chaque jour en péril.
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ŞRAAAK! La claque ottomane

L’armée ottomane comptait une unité de combat d’hommes entraînés à fendre des blocs de marbre de leurs mains nues. Lors des combats, ces unités se battaient sans armes, tuant leurs ennemis avec la seule force de leur « claque ». C’est la puissance de frappe qui distingue cette claque ottomane d’une claque ordinaire : elle peut envoyer un homme à terre d’un simple geste de la main. Les plus grands donneurs de claques étaient les mercenaires de l’armée ottomane, appelés les Başıbozuk (terme souvent utilisé par le capitaine Haddock dans Tintin, « Bachi-bouzouk »). Pendant des années, les aventures d’Abdülcanbaz ont été publiées dans les journaux Milliyet, Cumhuriyet, Akşam et Yeni İstanbul. Ce n’est que dans les années 1980 puis 1990 que la série sera publiée sous forme d’albums BD. En 1987, Turhan Selçuk cesse de dessiner son héros mais après de nombreuses demandes de la part des lecteurs, il lui redonne vie en 1994.

Tout comme dans les aventures de Karagöz et Hacivat, il y a des personnages du peuple dans Abdülcanbaz. Ce sont leurs conflits et leurs combats que l’on y voit. Il s’agit des conflits et des combats de notre peuple…
— Turhan Selçuk au sujet d’Abdülcanbaz, 2003 (ma traduction).
La BD, espace de liberté
Bien que les premiers exemples de caricatures et de revues satiriques aient été très populaires en Turquie, ce n’est qu’à l’arrivée du magazine Gırgır en 1972 que les bandes dessinées satiriques ont connu leur âge d’or. Publié jusqu’en 1993, Gırgır peut être crédité d’avoir fondé la caricature politique moderne en Turquie au cours des années 1970 et 1980, époque tumultueuse qui a mené au coup d’État de 1980. Gırgır a redémarré en 2008, indépendamment de sa publication précédente, et a rejoint le cadre d’autres revues semblables fondées par ses anciens collaborateurs – parmi elles les hebdomadaires Leman, Uykusuz et Penguen, et le mensuel axé sur les femmes dessinatrices et auteures intitulé Bayan Yanı (Du côté des femmes).

Beaucoup de leurs collaborateurs sont l’objet d’un véritable culte, et ils publient régulièrement leurs collections de bandes dessinées en albums.
Ces publications sont d’autant plus importantes dans une Turquie qui devient chaque jour de plus en plus autoritaire et fasciste. Malheureusement, leurs auteurs ont tous déjà été – et continuent régulièrement d’être – poursuivis en justice, forcés très souvent de rester discrets, leurs lieux de travail ayant été vandalisés à plusieurs reprises, comme lors de l’incendie criminel des bureaux de Leman en mai 2012, sans oublier un constant lynchage sur la toile par des partisans du pouvoir et autres bigots. Malgré tous les risques, leur ligne éditoriale reste critique depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, aujourd’hui président de la république. Alors que les principaux médias turcs ont gardé le silence, diffusé des documentaires sur les pingouins ou encore menti sur ce qui se passait lors des protestations de Gezi Park, les plumes de ces dessinateurs n’ont cessé de continuer à raconter la réalité.

Leur combat face au totalitarisme et à la polarisation politique actuelle du pays reste quotidien et ils continuent de l’exprimer dans leurs publications hebdomadaires.
Dans le cadre de cette très riche production de bandes dessinées en Turquie, d’autres collectifs indépendants ont exploré le neuvième art au cours des dernières années, comme Dalgın Sular, réunissant amateurs et artistes professionnels, initié par le poète et écrivain İskender Savaşır, et le Studio Rodeo, fondé en 2006 comme un département de production lié à la revue mensuelle Rodeo Strip. Ces derniers ont notamment participé à un projet européen en 2013, créant des planches explorant les protestations de Gezi Park, comme celles-ci intitulées « Angry Turks » par Murat Mıhçıoğlu et Cem Özüdürü1.
Trilogie ankariote et BD autobiographique

Le monde de la bande dessinée turque a une chance inouïe de compter également un académicien, chercheur et spécialiste de la BD turque et mondiale parmi ses auteurs. En effet, Levent Cantek est sans doute le théoricien de la BD le plus important du pays. Auteur de nombreux ouvrages théoriques sur le sujet de la BD et de la culture populaire, il est aussi le scénariste d’une trilogie ankariote, dessinée par le talentueux Berat Pekmezci. Inauguré en 2013 avec Dumankara, Hayat Bir Yangındı (Fumankara, La vie était un incendie) qui présentait différentes histoires illustrées par plusieurs artistes, ce cycle s’est poursuivi avec Emanet Şehir (la Ville empruntée) et se termine aujourd’hui avec une intrigue policière dans Uzak Şehir (la Ville lointaine), ces deux derniers albums dessinés par Pekmezci. Cantek, qui connaît tous les coins d’Ankara, décrit sa ville à travers les histoires de pauvres, de voleurs, d’une escort girl et de ceux qui ont perdu, passant de la fin des années quarante dans un album à aujourd’hui dans un autre. Ce travail publié par une maison d’édition littéraire prouve que l’intérêt envers la bande dessinée va au-delà des revues satiriques.

La Turquie n’a pas encore connu une publication digne de Persepolis, mais la diversité des œuvres qui sont créées chaque jour dans le pays et en dehors par des auteurs qui ont un lien avec la Turquie, se développe. Comme par exemple la récente BD autobiographique Dare to Disappoint d’Özge Samancı, qui vit et travaille aux États-Unis, dans laquelle elle raconte la période post-coup d’État militaire des années 1980 et 1990 à travers sa propre enfance à Izmir, ou encore le travail de l’auteure et dessinatrice de BD Beldan Sezen, Germano-Turque vivant aujourd’hui à Amsterdam, qui a publié sa BD autobiographique en anglais Snapshots of a Girl, dans laquelle elle raconte son coming out en tant que lesbienne. Très engagée dans les droits des communautés LGBTI, Sezen est actuellement en résidence à Istanbul où elle explore les images des personnes de la communauté LGBTI et le rapport entre leur corps, la société contemporaine et la politique turques. La BD turque a donc encore beaucoup à exprimer et il est grand temps pour nous tous en dehors de lui faire une place.

Note de l’auteur : ce projet, intitulé Reframe : Perspectives on Europe through Comics from Algeria, Turkey and the UK, a été créé et présenté par Canan Marasligil en 2013. ↩
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