possible du monde
Lors de la soirée
Lors de la soirée
First they came for Assange…ce 19 juin à Bozar, Laurent de Sutter interrogera l’ancien ministre grec des Finances Y
ánis Varouf
ákis, le philosophe Srećko Horvat et – par vidéoconférence – le lanceur d’alerte Julian Assange.
Karoo déborde de son champ éditorial habituel en publiant cette interview de Laurent de Sutter, qui sera suivie bientôt de celle du philosophe Srećko Horvat. C’est que les sujets qui y sont évoqués et la soirée de soutien à Julian Assange de ce 19 juin nous paraissent non pas importants, mais bien vitaux à la poursuite de nos objectifs : éveiller l’esprit critique des jeunes et les sensibiliser aux différents langages artistiques.
Ton travail d’auteur et d’éditeur couvre un éventail de sujets assez large. D’un côté, en tant qu’essayiste et directeur de collection, tu collabores souvent à des ouvrages engagés. D’un autre, tu es aussi un fervent défenseur de la « pop philosophie » et tu n’hésites dès lors pas à te pencher sur des sujets plus triviaux de la culture populaire. La pop philosophie est-elle conciliable avec l’engagement ou la pensée politique
?
Non seulement je crois que ce n’est pas inconciliable, mais je pense que c’est la seule voie possible. Je pense que le léger est le lieu du grave, et, à l’inverse, que ce qui se donne comme grave n’est, la plupart du temps, que vide et inconsistance. Se pencher sur ce qui constitue la substance contemporaine du monde, des objets aux événements, des personnes aux discours, est, comme l’avait soutenu Hegel, le seul chemin d’accès possible à ce qu’il appelait l’« universel concret », et que je persiste à appeler la vérité. Ce n’est pas dans les grands mots, dans les grandes visions, dans les appels à la sagesse, que l’on peut trouver quoi que ce soit qui y ressemble, mais dans la pacotille avec laquelle nous tentons de nous débrouiller tous les jours.
Crois-tu dès lors que les penseurs doivent changer le monde, plutôt que l’interpréter, pour paraphraser Marx ?
Je crois que les penseurs n’ont ni à changer le monde, ni à l’interpréter, mais, ainsi que l’avait un jour dit Baudrillard, à l’empirer. Penser le monde, c’est l’outrer jusqu’au point où celui-ci finit par craquer, et par devoir admettre ce que chacun pouvait voir, mais que l’ordre des choses rendait indicible. Pour le dire autrement, je conçois la pensée comme ce par quoi peut être défini une sorte de point d’Archimède à partir duquel appliquer un levier déplaçant la perception possible du monde, en tant que toute perception est structurée comme une police autorisant, ou n’autorisant pas, l’accès de telle chose au visible ou au dicible. Ce déplacement est tout ce que je suis prêt à attendre de la pensée, le reste me paraissant bien immodeste.
Il y a quelques semaines, paraissait aux PUF un ouvrage intitulé Accélération ! Ce livre dont tu as dirigé la conception et rédigé la préface vise surtout à faire connaître le « Manifeste pour une politique accélérationniste » de Nick Srnicek et Alex Williams. Pourrais-tu expliquer l’objectif de ce manifeste ?
Disons qu’au contraire de ce qu’on croit bien souvent, nous sommes entrés dans une période qui se caractérise par le ralentissement de tout, dont l’effet paradoxal est une sorte d’hystérisation des vies. Plus se déploient les rets du filet néolibéral, plus le « progrès » ralentit, aussi bien du point de vue scientifique et technologique, que du point de vue social ou culturel. Pourtant, nous avons le sentiment que nos existences sont de plus en plus précipitées, et qu’elles se ruent avec une vitesse toujours plus importante dans le néant. C’est ce paradoxe que Srnicek et Williams ont tenté de penser, et auquel ils ont voulu apporter une réponse sous la forme d’une défense de ce qu’ils appellent « accélérationnisme », soit la volonté d’en finir avec lui.
Ces thèses ont été accueillies plutôt fraîchement dans certains milieux de gauche. Comment expliquer cela ?
Parmi les attendus les mieux partagés de la pensée de gauche contemporaine, il y a l’idée que le monde va trop vite, et que l’on ne pourra remédier aux maux les plus importants causés par le capitalisme contemporain que par un ralentissement, une décroissance, un apprentissage de la vie petite. Défendre, ainsi que le font Srnicek et Williams, un renouveau de l’idée de progrès scientifique et technologique fondé sur une réappropriation émancipatrice et révolutionnaire de ce qu’ils appellent la « plateforme matérielle » du capitalisme ne pouvait qu’être accueilli fraîchement par certains. Dépasser le capitalisme par son accélération plutôt que par la résistance opposée à son déploiement semble, pour beaucoup, relever du pacte faustien.
Il y a aussi eu beaucoup de critiques positives. Le livre inclut d’ailleurs une série d’essais de penseurs renommés comme Nick Land ou Antonio Negri.
Bien entendu. Le conservatisme profond de la pensée de gauche radicale contemporaine, hantée par un désir rousseauiste de proximité, connaît des exceptions, plus nombreuses, du reste, que ce qu’on imagine souvent. Lorsque Srnicek et Williams ont publié leur « Manifeste », en 2013, la première figure notable à s’y intéresser fut Negri, qui y trouva la mise en œuvre de catégories compatibles avec sa propre approche de ce que pourrait être un futurisme de gauche. Il y en a eu d’autres, dans le monde entier, à l’exception de la francophonie, qui semble avoir éprouvé une sorte de méfiance à la limite du racisme à l’égard d’une théorie qui ne venait pas de « chez nous ». J’ose croire que la parution de Accélération ! y remédiera.
Dans leur manifeste, Srnicek et Williams prônent un retour à l’institutionnel et émettent des doutes envers l’action directe et les nouveaux mouvements sociaux apparus depuis la crise de 2008. Considèrent-ils que des mouvements comme « Occupy » et « Nuit debout » sont irrémédiablement voués à l’échec ? Quel est ton avis sur la question ?
Il faut être précis sur ce point : la critique que Srnicek et Williams formulent à l’égard de l’horizontalisme de certains mouvements sociaux contemporains n’implique pas une critique de l’action directe. Ce qu’ils remettent en cause, c’est l’idée, toujours très présente dans les mouvements militants, d’une sorte de spontanéisme de la révolution, prenant la forme d’un événement parousique bouleversant les coordonnées du monde tel que nous le connaissons. Ce que disent Srnicek et Williams, c’est qu’un événement, ça se construit, et que ça se construit de manière matérielle et logistique, sur un temps long. Nous avons besoin d’une organisation et d’une stratégie, ainsi que l’ont bien compris, par exemple, les fondateurs de Podemos, en Espagne.
On l’a vu en effet avec le mouvement du 15-M qui a engendré Podemos. Ou aux États-Unis, puisque l’on peut dire que le mouvement « Occupy » a littéralement préparé le terrain pour la campagne présidentielle de Bernie Sanders.
Le cas de Podemos est passionnant. Il s’agit d’un mouvement né du rassemblement d’intellectuels jetés à la rue à la suite de coupes sombres dans les budgets de la recherche et de la culture, et qui ont dû se tourner vers l’Amérique du Sud pour trouver une subsistance. Pas mal d’entre eux ont en effet collaboré, comme consultants ou autres, aux gouvernements de gauche sud-américains, et y ont appris les recettes de ce que le penseur argentin Ernesto Laclau avait appelé un « populisme démocratique ». Ce sont ces recettes qu’ils ont ramenées en Espagne, et qu’ils ont appliquées au contexte local : des recettes n’ayant pas peur du machiavélisme et posant que, pour gagner dans un jeu, il faut s’en réapproprier les règles pour pouvoir mieux les briser.
Srnicek et Williams déclarent que « la démocratie ne saurait se définir simplement par les moyens auxquels elle recourt ». Cela veut-il dire que nous ne vivons pas dans des démocraties réelles ?
Je pense que c’est l’évidence même. Lorsque les « Nouveaux philosophes », à la fin des années 1970, critiquaient le « socialisme réellement existant » au nom du totalitarisme de ses pratiques, par rapport à ses soi-disant idéaux, ils mettaient le doigt sur le fonctionnement même des « démocraties libérales ». Aujourd’hui, les « démocraties réellement existantes » n’ont de démocratique que ce qui permet d’assurer le sommeil plus ou moins consentant des populations, et sa collaboration volontaire à la réalité de son asservissement. Nous sommes si paralysés que la violence ordinaire des totalitarismes n’est même plus nécessaire pour assurer notre participation au fonctionnement du monde. C’est dire combien celui-ci se sent assuré de lui-même.
Parlons maintenant plus spécifiquement de la soirée First they came for Assange… du 19 juin à Bozar, lors de laquelle tu interrogeras l’ancien ministre grec des finances Y á nis Varouf á kis, le philosophe Srećko Horvat et – par vidéoconférence – le lanceur d’alerte Julian Assange. Que signifie le titre de cette soirée ? Penses-tu réellement que les intellectuels sont en danger en Europe ?
Je ne pense pas que les intellectuels soient en danger. Je pense plutôt qu’ils n’ont désormais plus aucune importance, et que ce qu’ils racontent n’a plus le moindre écho, à quelques rares exceptions. Le cas des lanceurs d’alerte comme Assange est différent, car ils foutent littéralement la merde. L’idée de la soirée du 19 est de tenter de rassembler le public le plus vaste possible afin de soutenir la défense d’Assange, face aux manœuvres juridiques de la Suède et des États-Unis. Tous les bénéfices de la soirée seront en effet reversés à son fonds de défense, manière comme une autre de remplacer l’activité intellectuelle par quelque chose de matériel. Car il est indispensable que le travail des lanceurs d’alerte puisse se poursuivre.
Les trois interlocuteurs de cette soirée sont des membres fondateurs du parti DiEM25, présenté en février de cette année à Berlin par Y á nis Varouf á kis et Srećko Horvat. Est-ce en cette qualité qu’ils s’exprimeront ?
Non. Ils s’exprimeront en leur nom propre.
Dans une tribune parue l’année dernière dans Libération tu déclarais que l’Europe était en proie à « un nouveau fascisme mou ». Penses-tu que la démocratie européenne est en péril ?
Je pense que l’expression « démocratie européenne » est un oxymore. Au contraire des « démocraties » dans lesquelles nous vivons, l’Union européenne n’a même jamais été pensée comme quelque chose impliquant l’avis des populations qu’elle concerne. La force de la proposition de Y á nis Varouf á kis, incarnée dans « DiEM25 » est précisément de tenter de passer outre cette dimension fondamentalement antidémocratique des institutions européennes telles qu’elles existent. Cela fait longtemps que même les spécialistes les plus conservateurs en matière de droit européen concèdent que celle-ci souffre d’un « déficit démocratique ». Les événements qu’a connus la Grèce en 2015, par exemple, témoignent à loisir que le mot « déficit » est un euphémisme.
Que faut-il penser de la déclaration de Jean-Claude Juncker, disant « [qu’]il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » ?
Jean-Claude Juncker est un minable gratte-papier qui devrait finir sa vie derrière les barreaux.
En plus de parler de démocratie et de transparence, la soirée du 19 juin sera aussi l’occasion de parler du phénomène des lanceurs d’alerte. Julian Assange, Edward Snowden et plus récemment Antoine Deltour1 , sont tous poursuivis pour les révélations qu’ils ont faites. Qu’en penses-tu ? Doit-on protéger les lanceurs d’alerte ? Y a-t-il des limites à la transparence ?
L’idée de « transparence » implique toujours un sous-entendu : il y aurait des choses qui devraient rester cachées, qu’elles soient publiques ou privées. Je dois bien avouer que je trouve ça assez bête. Comme si nos vies étaient si uniques et si importantes ou comme s’il existait, dans l’activité des gouvernements ou des institutions, des zones si graves qu’elles requerraient un respect spécial. Le génie des lanceurs d’alerte est de montrer que ce n’est pas vrai, et que ce qui reposait sous le sceau du secret n’est, le plus souvent, qu’une magouille minable, dont la seule valeur était précisément sa dimension secrète. Donc, oui, les lanceurs d’alerte doivent être protégés. Ou, plutôt que protégés, ils doivent être soutenus et défendus.
Photographie de Laurent de Sutter par Geraldine Jacques.