critique &
création culturelle
La Fabrique,
quinze ans d’âge

Bonne nouvelle de France : les éditions La Fabrique fêtent leur quinzième anniversaire. Belle longévité pour une petite entreprise toujours aussi soucieuse de « frapper un coup au système ». Avec irrévérence et pugnacité, la maison garde le cap et poursuit son offensive littéraire, sans jamais oublier d’être optimiste.

Bruxelles, fin février 2014.

Agréable d’observer, encore aujourd’hui, des hommes et des femmes réunis pour une table ronde dédiée à la littérature et aux sciences humaines. Ce soir-là, Éric Hazan, fondateur des éditions françaises La Fabrique, est reçu dans les très beaux locaux de la librairie Tropismes. Face au public, l’ancien chirurgien cardiaque devenu éditeur invoque d’emblée l’absence de ligne éditoriale claire et prédéfinie. Les critères de sélection pour un livre sont inexistants car « il n’existe que des rencontres, la seule question à se poser est de savoir si le livre est une arme et s’il frappera un coup au système[...] »

Choisir un livre en raison de son caractère subversif serait-il la griffe d’une maison artisanale née en 1998 ? Animée par le libraire Sami El Hage, la soirée sera riche en conversations autour des grands thèmes de notre histoire. Aujourd’hui, sous l’arbre à palabres, on parlera d’insurrection, de médiocrité ambiante, d’espoir et de Palestine, de mass médias et de ses silences ouatés, avec aussi, de véritables pistes et recommandations sur la manière de manger du yaourt après la révolution.

« Des projectiles qu’on met facilement dans sa poche »

Prendre fait et cause pour les livres et les aimer de façon inconditionnelle. Les éditions La Fabrique, ce sont douze publications par an, douze ouvrages soigneusement choisis et face à la sélection, l’implication se veut totale, réfléchie. La Fabrique c’est aussi un comité éditorial qui n’a jamais voté, « car si l’on vote quelqu’un a perdu d’avance ».

Les volumes sont facilement reconnaissables, le livre est souvent petit, compact, simple et raffiné. La reliure délicate et épurée. « Un projectile qu’on met facilement dans la poche », souligne l’animateur de la soirée. Et puis il y a les titres ; eux aussi, on les distingue aisément : les grands thèmes de société, la description des combats, la littérature expérimentale et les récits historiques, en passant par la poésie et la recherche.

Féminismes islamiques , Essais sur Brecht , Pour le bonheur et la liberté , la Domination policière , Baudelaire , etc. : la palette est large et les œuvres ne sont jamais programmatiques, il ne s’agit pas de faire l’énième état des lieux d’une situation déjà connue de tous. « Nous ne voulons pas un livre de plus sur les souffrances des Palestiniens, car ceux qui ne savent pas sont ceux qui ne veulent pas savoir », rappelle celui qui, un jour, décida de quitter ses hôpitaux parisiens pour s’en aller opérer dans les camps de réfugiés palestiniens.

Si La Fabrique publie très peu de sociologie c’est parce que cette discipline « vous dit pourquoi vous êtes opprimés mais elle ne vous dit pas ce que vous devez faire ». Et les enjeux d’aujourd’hui semblent bien nombreux, pourtant, rien de neuf sous le soleil. L’éditeur s’attache à rechercher dans le passé ce qui percute aujourd’hui.

C’est pourquoi la réédition de vieux ouvrages fait partie de l’offre, tout simplement parce qu’ils sont nécessaires et que « l’histoire n’est pas un pas de côté ». Aussi, la « réhabilitation » de personnalités et les remises en perspective d’un contexte empreint de malentendus trouvent ici leur place. La dernière parution de La Fabrique, le Manteau de Spinoza , est ainsi une étude sur la haine qu’a suscitée ce philosophe et sur les accusations d’antisémitisme qu’il a subies, le titre faisant référence à son manteau troué après une tentative d’assassinat au poignard.

Soutien des libraires, silence des médias

Petites et grandes, confidentielles ou mastodontes, les librairies sont visiblement la seule bulle d’oxygène permettant au collectif de garder la tête hors de l’eau. C’est grâce à ces dernières que La Fabrique n’est pas encore morte ; même la Fnac lui réserve un espace. La couverture médiatique quant à elle, est quasi nulle, seules Politis et la Revue des livres les soutiennent. Visiblement la presse radio est un peu moins frileuse. « Pour anéantir la vie d’un livre, le silence est le plus efficace » rappelle Éric Hazan. Il y a longtemps, une seule critique négative du journal le Canard enchaîné avait entraîné une réimpression immédiate. Après tout, l’important c’est qu’on en parle, comme ce journaliste de Fox News qui un jour brandit le livre l’Insurrection qui vient en hurlant : « This book is dangerous ! »

Les sujets tabous, les attaques inacceptables ? « Les coups de griffe à la politique israélienne, les livres sur l’immigration, l’impérialisme et le colonialisme sont très mal vus en France. » L’Industrie de l’Holocauste de Norman Finkelstein est le seul ouvrage qui a valu à l’éditeur un procès pour incitation à la haine. Intentée par l’organisation Avocats sans frontières, la partie fut à chaque fois remportée par La Fabrique.

Éric Hazan acquiesce avec un petit sourire lorsqu’il est qualifié de Parisien, communiste et optimiste mais attention, on parle de communisme en termes de « mise en commun, de construction d’un but commun, ce n’est pas Brejnev, c’est tout sauf un régime, c’est une forme de vie ». Après avoir exposé les deux grands pivots de La Fabrique, à savoir l’abolition du travail salarié et de l’argent, l’ancien médecin n’oublie pas de rappeler, l’œil pétillant, qu’après la révolution il faut absolument empêcher la création d’un gouvernement provisoire, faire garder les bâtiments publics par les gens et non par des élus et surtout... en faire des hammams ou des jardins d’enfants.

La soirée se termine avec l’intervention d’un homme plutôt nerveux et quelque peu ulcéré par une société qu’il qualifie de territoire du vide abyssal, rappelant à l’assemblée que madame Fadila Laanan, notre ministre de la Culture récemment décorée de la Légion d’honneur, s’est écriée devant le célèbre tableau de Magritte, Ceci n’est pas une pipe , que ça y ressemblait quand même un petit peu...