Kom.post :
Depuis sa création à Berlin en 2009, le collectif kom.post regroupe une trentaine d’artistes et de théoriciens venus de différentes disciplines et d’horizons géographiques variés. Remettant sans cesse en jeu la place de l’artiste comme celle du spectateur, kom.post multiplie ses formes et se déplace dans ses outils d’écriture afin d’inscrire, toujours différemment, les conditions d’une expérience artistique partagée.
Retrouvez également l’article de Louis Wiart, « Comprendre le lectorat numérique », qui complète cet entretien, sur le site du PILEn !
Après Athènes, Haïti, Paris, Istanbul, Moscou ou encore Buenos Aires, c’est à Mons, capitale culturelle 2015, que kom.post vient proposer une « fabrique du commun » où sera mise en partage, de manière « sensible et sensée », la question de la lecture dans son devenir contemporain et tout particulièrement dans sa relation au numérique. Contrairement au format classique de la conférence, il s’agit d’organiser un espace de conversation autour de tables composées avec l’hétérogénéité des participants, pour construise une parole partagée.
Rencontre avec Camille Louis, philosophe et dramaturge, qui organise cet événement hors des sentiers battus.
Kom.post existe depuis maintenant six ans. Comment ce collectif artistique a-t-il vu le jour et de quelle façon fonctionne-t-il ?
C’est toujours une question complexe pour nous : celle des « origines ». Et je crois que ce n’est pas un hasard si beaucoup de nos performances démarrent avec cette formule : « Ça commence, ou ça a déjà commencé… » Car, oui, je crois que pour beaucoup d’entre nous – et sans doute tout particulièrement pour Laurie Bellanca et moi-même qui avons initié le processus – celui-ci avait en réalité déjà commencé. J’entends par là que nous étions plusieurs, en cette fin de première décennie du nouveau siècle, à éprouver une certaine forme d’agacement envers les modes de production, de structuration et de diffusion des pratiques artistiques. Il ne s’agit pas là seulement d’une
réaction
envers les Institutions culturelles mais d’une forme de critique qui nous
agitait
en regard, d’abord, de nos propres manières à nous, artistes, spectateurs, travailleurs culturels…, d’
instituer,
de donner force et durée à certaines manières de voir et de dire un présent partagé.
À cette époque, nous voyions l’incarnation de cette institution, sensible et logique, dans le syntagme étrangement usé et sous le signe duquel notre génération semblait être inscrite : le « post ». Étrangement parce qu’il ne renvoie plus au geste critique de certaines démarches artistiques et philosophiques qui, cinquante ans plus tôt, sont venues perturber les grandes catégories avec lesquelles notre culture occidentale fonctionnait ; il ne se rattache plus au post à entendre comme un après, un différé, une différence. Mais il garde seulement le goût morose de son renversement, du post au stop : le sentiment de la fin, la chute, l’arrêt. Nous prendrions donc place, artistes et chercheurs de moins de quarante ans, au sein d’un terrain déjà achevé, où plus rien ne peut s’inventer, s’agiter : c’est la fin et aujourd’hui elle se nomme crise.
Je crois que ce diagnostic allait (et va) à l’inverse de nos sensibilités qui, toujours, perçoivent ladite crise moins comme arrêt que comme moment de transformation où, si des choses se perdent, d’autres se recomposent, autrement. Nous avions besoin de tenter « autrement », de mettre en jeu nos outils d’écriture et d’invention en dehors de cette double institution : celle d’une esthétique consensuelle du « post/stop » que venaient renforcer les différents appareils de la Culture dans leurs choix de programmation comme dans les soutiens apportés aux démarches qui se rangeaient et s’installaient dans l’Institution. À ce moment-là, Laurie Bellanca et moi étions ou allions devenir, chacune en son endroit, « artiste en résidence », dans une de ces structures officielles. Et je crois que, oui, nous avions besoin d’autre chose. Comme les autres artistes et chercheurs que nous allions rencontrer plus tard. Nous sommes d’abord parties toutes deux, à Berlin, écrire la forme dont nous savions que nous avions besoin pour travailler : l’inverse d’un arrêt mais une sorte de début jamais achevé ; un processus qui serait sans cesse relancé en accueillant – pour éviter les dangers de la fixation et du repli sur un petit « nous » suffisamment institué pour être reconnu – de perpétuels autres . Autres artistes, autres regards, le spectateur comme autre.
Avec le recul, j’ai la sensation que nous avons fonctionné de la même manière pour rencontrer, au début du projet, ceux qui allaient devenir et faire kom.post et pour inviter ensuite les spectateurs à rejoindre nos propositions. Nous voulions sortir des familles disciplinaires et ancrées sur un territoire et nous avons donc fait passer une première écriture du projet à des artistes et chercheurs un peu partout en Europe pour qu’ils se fassent relais, messagers, et transmettent notre écrit à d’autres. Peu à peu les gens nous ont écrit, « ça avait déjà commencé », pour chacun, différemment. Nous nous sommes retrouvés, sans nous connaître, à Berlin, au mois de janvier 2009, pour un premier temps de rencontre et d’expérimentation. Chacun avait amené ce à quoi il était au travail en ce moment, qu’il soit vidéaste, chorégraphe, dramaturge, créateur sonore, philosophe… et nous nous sommes « rencontrés ».
Nous avons tenté des croisements, certains matériaux apportés sont devenus structurants comme la relecture de l’ Œdipe de Sénèque, de ce petit personnage, étranger, qui arrive dans une crise vécue par tous comme un arrêt – « c’est la peste » – et que lui, provenant d’un dehors et le prolongeant dans un mouvement, dans un petit pas qui le fait parler, va dénouer en troquant le silence paralysant pour la réponse improvisée à l’énigme. Et nous avons recommencé. Chaque mois, pendant une année, nous avons organisé ces temps, chaque fois dans des lieux différents (centre de recherche, galerie, vieux cinéma…) et très vite en ouvrant les portes au public. Kom.post existait en dehors des cervelles croisées de Laurie et Camille et nous avons continué à commencer. Démarrer dans d’autres lieux, passer de notre petite galerie de Berlin à ces lieux que nous avions quittés : scènes nationales, grands festivals européens, institutions diverses… mais que nous pouvions habiter autrement. Nous n’avons reçu que des « cartes blanches » nous invitant à nous emparer d’un certain terrain (un contexte politique ou, comme pour le 26, une question) et je crois que nous avons tenu, sauf évidemment les deux trois « échecs », douloureux mais nécessaires, sur cette logique du processus de recherche permanent, par lequel nous pouvions tout remettre en mouvement : outils, formes, composition du micro-groupe qui allait se réunir dans ce contexte particulier (nous ne travaillons jamais à trente, évidemment, mais toujours à deux, quatre ou six).
Je crois qu’aujourd’hui, la phrase qui continue de m’habiter est celle que Laurie m’a fait découvrir, en venant dans cette galerie berlinoise, Visite ma tente , qui allait être notre maison, notre atelier, notre laboratoire intime et ouvert, avec son petit livre de Rilke, Notes sur la mélodie des choses : « Nous sommes au tout début, vois-tu. »
Sa démarche s’inscrit-elle dans le mouvement en faveur du « participatif » qui traverse actuellement la société ?
À partir du moment où kom.post pense ses créations (et ce particulièrement au début) moins comme des formes closes et frontalement exposées, que comme des temps d’expérience, le spectateur devient un élément essentiel sans lequel rien ne peut se passer. Pour moi cela n’a rien à voir avec le « participatif » au sens où ce que je peux voir des incarnations de ce dernier dans la création contemporaine, comme de ce que je sais de la logique sur laquelle il repose, me semble fonctionner à l’envers de ce que nous tentons. En effet, « participer » veut avant tout dire rejoindre la place que l’on m’a assignée, en amont. On demande au spectateur de « passer au plateau » parce que,
là,
il sera enfin agissant ; ou l’on demande au public de voter, de prendre la parole en répondant à une question que les acteurs ou l’artiste viennent lui poser en faisant croire que la direction de l’œuvre dépend de lui. Cela repose sur la même illusion que celle grâce à laquelle la « démocratie participative » se fait valoir comme « la bonne forme » de gouvernement. Celle qui fait place aux choix des
individus
et aux exigences d’une
Société
. À partir du moment où l’on se souvient que ces petites et grandes unités de « l’Individu » comme de la « Société » sont elles-mêmes des constructions politiques, des fictions par lesquelles un pouvoir peut se légitimer en se faisant apparaître comme le « représentant du peuple » alors que ce dernier est toujours plus que ce que comptabilise la Société, on pense les choses un peu différemment. Comme dit plus haut, j’ai la sensation que kom.post conçoit le spectateur comme un « autre de plus ». Comme pour les artistes ou chercheurs qui continuent à rejoindre le collectif, ponctuellement ou sur la durée, sa place « étrangère » qui amène de l’ailleurs est essentielle moins pour que le dispositif fonctionne, soit « efficace » que pour permettre que la question se prolonge et se révèle dans toute sa complexité.
On sait bien à quel point nous sommes invités, aujourd’hui, à « contribuer », participer, donner son avis. Tous les supports sont là, toutes les technologies sont là pour que l’on puisse exposer son opinion, son petit récit, dans l’espoir qu’ils soient entendus… Et nous savons aussi que cela n’est pas simplement de l’ordre d’une égalisation des paroles, où chacun pourrait dire et valoir par son expression singulière. Qu’il s’agit, plus que d’un espace de la multiplicité égalitaire, d’une recréation de centres qui viennent capter les désirs de chacun, les traiter et tenter d’y satisfaire en proposant des produits à consommer. Je crois qu’on essaie de travailler à l’envers de ça dans kom.post. Ça ne veut pas dire se couper radicalement de ces logiques contributives, mais plutôt tenter de les habiter autrement. Faire en sorte que les « collaborateurs éphémères » que sont les spectateurs, soient au travail de leurs questions en même temps qu’ils rejoignent les terrains problématiques sur lesquels kom.post les invite.
La fabrique du commun est sans doute le dispositif qui rend le plus compte de ce travail avec le spectateur. Kom.post ne fait que dessiner, scénographier les conditions non pas d’un débat, non pas d’une discussion qui reste animés par la recherche d’une réponse une, mais bien d’une conversation. C’est-à-dire de cette forme d’échange entre des personnes qui ne se connaissent pas, qui pourraient presque être là par hasard et dont aucune n’a plus de savoir et d’expertise que l’autre. La question que nous allons mettre en travail le 26 est intéressante pour cela en ce que « être lecteur », ou faire l’expérience de la lecture, ne renvoie pas à une spécialité ni à une identité. Elle ouvre tout de suite à une variété de pratiques et d’expériences que nous mettons à égal niveau autour de ces tables.
Nous avons préparé les conditions d’un « commencement », d’un début de conversation, mais nous ne savons pas encore où nous irons et serons arrivés à la fin de la journée.
Le 26 septembre prochain, vous organisez à Mons un débat sur la figure du lecteur numérique selon un format plutôt inhabituel. En quoi consiste cette journée exactement ?
Je précise, ce n’est pas un débat : c’est une proposition performative et conversationnelle durant laquelle nous allons faire circuler une question. L’origine de cette journée provient d’une invitation adressée par Karelle Ménine, cheffe de projets littérature pour Mons 2015, qui souhaitait, dans le cadre des multiples propositions qu’elle a initiées pendant cette année, faire une place à la question du numérique. Mais une place qui, précisément, l’articule intimement avec la question de la littérature. Dans nos échanges, c’est la figure du lecteur qui est apparue comme celle permettant de reprendre l’interrogation en dehors des cadres dans laquelle nous trouvions, elle comme nous, que le numérique a tendance à se « débattre ». Conférences, colloques ou groupes de travail assez fermés (pas toujours par choix des acteurs mais par difficulté à faire connaître ces initiatives…). Mais vouloir éviter une certaine manière d’approcher la question comme de la mettre au travail ne nécessitait pas simplement de proposer cette forme conversationnelle, mais d’aller chercher les voix de celles et ceux qui pensent qu’ils ne sont pas légitimes pour en parler ou qu’ils ne sont pas concernés.
La fabrique du commun ne correspond pas seulement à un dispositif et un temps de deux heures ou d’une journée. Elle est toujours précédée de ce travail de terrain, durant lequel nous arpentons un territoire et collectons des paroles, sans quoi nous pensons que la question ne peut-être partagée. Comment le pourrait-elle si l’on n’a pas tenu compte de la manière dont elle est « partagée » et partage les opinions ? Cette immersion dans un contexte et une question a donc donné lieu, pour Mons2015, à un travail d’un an durant lequel je suis allée à la rencontre des « lecteurs » de Mons et d’ailleurs, des libraires, bibliothécaires, éditeurs… avec lesquels j’ai échangé en repartant moins de la question du « numérique » que de celle de la lecture, de son expérience, de sa saveur. Nous sommes en 2015 et cela a suffi pour que, dans nos échanges, soit toujours abordée la question du numérique, sans qu’elle soit perçue comme « la Question » qui a tendance, je crois, à empêcher beaucoup de gens de se la poser. En repartant de son expérience singulière de lecture, chacun m’a confié la manière dont le numérique vient la perturber, l’augmenter ou encore la menacer pour des raisons très précises sortant du cliché binaire des technophiles-technophobes. La question est beaucoup plus finement abordée par les personnes, quand on leur laisse le temps de s’en emparer et de la parler depuis leur propre réalité, sensibilité, provenance.
C’est donc à partir de toutes ces voix collectées que nous tissons la dramaturgie de la journée et tout particulièrement du premier moment d’introduction qui se doit de faire résonner la question autrement que sous la forme du thème du jour. Pour cela nous composons une écriture hybride faite de lecture, de création sonore à partir des entretiens, de montage de textes et d’images qui apparaissent en direct sur les deux écrans qui resteront actifs durant toute la journée. Dès leur entrée, les participants (nous attendons entre soixante et quatre-vingt personnes) s’assoient à l’une des tables installées au plateau et, qu’il soit libraire, simple lecteur, artiste numérique…, chacun se trouve assis avec quatre autres personnes, de savoir autre, et qu’il ne connaît probablement pas. Après l’introduction évoquée, un premier temps de conversation, aux tables, est amorcée et nous (kom.post sera fait, cette fois, de l’artiste Julie Morel et de moi-même, accompagnées par le graphiste Jérémie Nuel) entendons ce qui se dit sur chacune sans obliger les participants à prendre la parole pour l’ensemble de la fabrique. Chacun reste concentré dans l’échange de sa table et, en même temps, par notre travail, peut se situer par rapport à la conversation collective. En effet, nous retranscrivons et projetons sur écran les échanges, créant des connexions entre des tables séparées ou entre ce qui se discute et certains référents que nous avons collectés en amont (sur le terrain ou dans nos recherches bibliographiques…). La dynamique de la conversation se rend visible, elle fait trace et, par là, mémoire immédiate que nous allons archiver grâce à la mise en place d’un dispositif de publication hybride, basé à la fois sur une captation en temps réel et un fond de contenu, l’ensemble se trouvant ensuite déployé vers différents supports de publication immédiate. Seront ainsi édités, en utilisant uniquement des logiciels libres, des petits livrets permettant tout autant de se faire support, pendant la journée, des nouveaux échanges que de constituer, pour chacun des « fabricants » de cette journée, l’inscription d’une traversée que nous allons, en quelques sortes, écrire ensemble.
Après une pause déjeuner, inventée par un chef montois à partir des associations « expérience de lecture-saveur » que nous avons collectées auprès des personnes rencontrées, cinq intervenants rebondiront de manière plus spécifique sur les lignes principales repérées et archivées dans les échanges du matin. Ont été invités à jouer ce rôle : Albertine Meunier (artiste française), Björn-Olav Dozo, (chargé de recherches à l’université de Liège), Kitty Crowther (auteure belge), Emmanuel Requette (libraire et éditeur), Gilles Martin (libraire et éditeur). Les conversations ne cessent pas pour autant, mais se prolongent en réponse aux interventions et continuent à écrire, sur le web et sur papier édité, une forme de « Traité du lecteur », avec et autour du numérique.