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Bien. Reprenons. Posons l’une sur l’autre nos hypothèses. Voyons comment l’hypothèse de la langue orale et l’hypothèse de l’écriture efficace se nourrissent l’une l’autre et se fécondent. Tirons ainsi quelques conclusions de ces pistes de lecture extensive. Revenons, pour ce faire, au cut-up. Aux romans de la trilogie. À leurs diverses éditions. D’abord poser un constat : le cut-up en lui-même ne suffit pas.

1. LE CUT-UP EN LUI-MÊME NE SUFFIT PAS

Le cut-up tel que décrit dans Œuvre croisée est une mécanique. Il vous fait travailler à la chaîne. Vous coupez puis assemblez au hasard des bribes, sans réellement vous préoccupez du résultat. Vous fiant au hasard et au petit bonheur pour que, shazam ! magiquement, une perle surgisse. L’avantage ? Pas besoin d’être inspiré pour écrire. Ni d’avoir une personnalité ou une sensibilité exceptionnelles. Encore moins d’avoir quelque chose à dire. Encore moins d’avoir le don. On peut dire ceci : le cut-up n’est pas qu’un acte violent de destruction de codes écrits qui asservissent. D’un même geste, le cut-up désacralise l’auteur. Le renverse de son piédestal. En fait quelqu’un d’ordinaire. Un monsieur ou une dame comme tout le monde. On peut dire ceci : en désacralisant l’auteur, en en faisant, en somme, un travailleur manuel, le cut-up nous « libère » du poids d’une tradition faisant de l’écriture une affaire d’affects, de personnalité hors du commun, ou de prédisposition. Extrême démocratie du cut-up. Tout le monde peut couper et assembler. Le cut-up est à la portée de tous. Chacun peut ainsi devenir auteur. Être calife à la place du calife.

Being William Burroughs

Oui mais.

Il y a ici comme une gêne. La désagréable impression que cette admirable démocratie où chacun pourrait prendre la place de l’auteur est un leurre. Une façon de plus de réduire et de soumettre les individus. S’il désacralise l’auteur, le cut-up gomme aussi les singularités. Un cut-up valant autant qu’un autre. Un cut-up de Burroughs valant autant qu’un cut-up de madame Baise, ma voisine, ou qu’un des miens. Les individus ne sont en fait que des rouages. Des pièces détachables, éminemment interchangeables. Des pièces qu’on remplace et qu’on jette à la poubelle dès qu’on n’en a plus l’utilité. Pièces d’un gigantesque puzzle. D’une mécanique froide. Sans émotions. Sans états d’âme.

Pire.

À réduire ainsi les auteurs et les individus, le risque est grand de n’en faire que des « facteurs » dont on pourrait d’ailleurs aisément se passer : poussée à l’extrême, cette mécanisation de l’écriture produit des textes, émiettements de phrases, mots-molécules éparpillés au hasard sur la page. Or, pas besoin de « facteur humain » pour réaliser cela : il existe sur le net des logiciels permettant de « jouer » au cut-up. Il suffit d’introduire du texte dans un programme, de cliquer sur le bouton adéquat et, shazam ! mécaniquement, un autre texte surgit, réassemblant au petit bonheur les mots et phrases introduits. Si l’on s’en tient à cet aspect mécanique, le cut-up n’est qu’un jeu iconoclaste, un brin provocateur, un brin potache, sans réel intérêt. Une machine monstrueuse. Une mécanique parfaitement huilée. Où chacun prend la place de l’autre. Une mécanique d’asservissement d’autant plus redoutable qu’elle se vante d’être exactement le contraire. D’être une machine libératrice ayant pour but de délier. Désentraver. De nous faire agir, en pleine liberté, à l’extérieur de nos territoires habituels. En dehors des limites que nous imposent une culture et une civilisation dont le but premier est de nous maintenir morts-vivants sous cloche.

Remarque 1 : il y aurait toutefois un parallèle à faire. Toute une étude. Le cut-up et sa « mécanisation » des individus n’apparaissent pas à n’importe quel époque. Le cut-up est mis au point durant les Trente Glorieuses, au temps de l’industrialisation « heureuse » et du début de la mécanisation des activités ouvrières. Hypothèse : examiner de près le cut-up en tant que signe. Signal d’alarme ironique, émis pour nous avertir des risques, de la pente savonneuse qu’une culture tout entière est en train de prendre. Le cut-up et ses excès ne seraient-ils pas comme un écho de ce qui, à l’époque, est en train de se produire ? Changements économiques. Grands trusts supranationaux. Mondialisation à outrance renversant les lois des États au profit des lois nébuleuses et incontrôlées du grand capital. Le cut-up, dans ses excès, ne fonctionne-t-il pas d’ailleurs à la façon du grand capital ? N’en a-t-il les mêmes effets ? Puissance de destruction sous couvert d’actes et de comportements libératoires. Mécanisation des activités humaines. Travail mécanique au profit de la machinerie et de l’ingénierie. Etc.

Remarque 2 : quoi qu’il en soit de cette hypothèse, il n’en demeure pas moins qu’elle souligne ceci : si le cut-up se veut « efficace », il ne peut agir seul. Seul, il n’est qu’une formidable puissance de destruction. Si l’on veut que le cut-up touche, soulève, émeuve, il faut arrimer sa puissance de destruction à d’autres forces. D’autres manières de faire. D’autres pratiques d’écriture.

2. LES RÉÉDITIONS DE LA TRILOGIE EXPÉRIMENTALE

will.burr

Généralement, on situe l’élaboration et l’écriture de la trilogie entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1960. WSB partant ensuite ailleurs. Dans d’autres explorations. Plastiques et sonores. En fait, cela est faux. Il n’existe pas de coupure aussi nette. La trilogie ne s’achève pas une fois les livres publiés. On néglige souvent un fait de grande importance : grosso modo, de 1965 à 1970, la trilogie connaît diverses rééditions et autant de réécritures. Il existe ainsi trois éditions de la Machine molle, s’étalant de 1961 à 1968 ; trois éditions du Ticket qui explosa, s’échelonnant de 1962 à 1969 ; mais une seule édition de Nova express, en 1964. D’édition en édition, les ajouts et les réécritures sont considérables. Tous visent à « clarifier » les textes les plus éclatés, les plus « illisibles ». Peut-être les plus « mécaniques » ? Ceux, en tout cas, qui nous mettent, nous, en tant que lecteurs, sur la touche. Réécritures visant donc à rendre la langue plus « efficace ». Digne des codex mayas. Apte à nous « parler » directement.

HYPOTHÈSE 1 : tout se passe comme si à la puissance de destruction des cut-up, B ajoutait d’autres couches. Agençait les cut-up à d’autres forces. D’autres puissances. D’une part, celles issues de ses expérimentations plastiques et sonores. D’autre part, celles tirées des ressources de la langue orale. Langue « maya » et langue orale plus « directe ». Ménageant d’emblée un dialogue avec ses lecteurs et ses auditeurs. Cherchant à les capter « directement » par le corps. Par les sens. Les yeux et les oreilles. Durant la seconde moitié des années 1960, les textes de B sont moins radicaux. Je veux dire : moins destructeurs. S’ils gardent l’effet « dynamite » des cut-ups, il y a soudainement en eux un « dynamisme ». Ils enchaînent les « images verbales ». Ils invectivent et interpellent le lecteur. Usent de slogans et de formules. Font des variations sur les mêmes scènes, les mêmes mots, les mêmes schémas narratifs, les mêmes structures grammaticales. Se donnent ainsi plus de chances de nous capter et de nous envoûter.

Remarque 1 : comme déjà dit, il y aurait ici à étudier de plus près cette utilisation de traits propres à la langue orale, cette référence aux vieilles écritures et cette influence des médias contemporains dans l’écriture de B. Comme déjà dit, n’étant ni universitaire ni historien de l’art, je laisserai à d’autres le soin de mener ces études.

Remarque 2 : en français, nous avons du mal à mesurer cette « dynamique ». L’édition française de la trilogie est établie sur la seconde édition de la Machine molle et du Ticket qui explosa. Pas de trace des première et troisième éditions. Nous manquent ainsi des éléments-clés dans notre compréhension de la trajectoire de B.

plan.k

HYPOTHÈSE 2 : les cut-up ont ceci de singulier : si on applique mécaniquement leur technique, ce qui en résulte est nécessairement chaotique. C’est que les cut-up sont des vents de tempête. Ils nous épuisent à mesure qu’ils croissent. Dès le milieu des années 1960, BG suggère à B d’écrire des romans plus « traditionnels ». D’abandonner la littérature expérimentale. Au contraire, B s’obstine. Cependant, comme on vient de le voir, loin de se contenter de reproduire à l’infini une langue « mécanique », B agence ses découvertes avec d’autres langues. En découlera, tout d’abord, la réécriture de la trilogie, à chaque fois plus « lisible », plus à même de « saisir » et émouvoir. En résulteront aussi l’écriture de scénarios, où il est nécessaire de porter une attention particulière au « devenir-image » des mots, et les romans du début des années 1970. Bref, loin de signifier un abandon de l’expérimentation et un retour en arrière, le passage à la pratique d’une écriture plus « efficace » – scénarios, romans des années 1970 — en serait plutôt le prolongement.

Remarque : il est vain et artificiel, à mon sens, de découper l’aventure littéraire de B en périodes distinctes. Romans plus ou moins autobiographiques. Puis romans expérimentaux. Puis scénarios. Romans « sauvages ». Puis, enfin, dernière trilogie. Tout semble plutôt n’être que reprises. Prolongements. Glissements d’une écriture à l’autre. L’écriture de B semble sans cesse creuser. S’inventer de nouvelles limites. De nouveaux territoires. L’écriture de B est un mouvement sans fin, brassant sans cesse les mêmes décors, les mêmes personnages. Certains lecteurs lui trouvent, au final, peu d’imagination. Mais B n’est pas de ces auteurs qui cherchent à surprendre. À multiplier les effets. B a un principe : mettre à mal les systèmes de contrôle et d’asservissement. B ne cherche pas à séduire. Et pourtant.

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