Dans les essais de WSB, recueils d’articles rédigés dans les années 1970 pour le magazine Esquire, un mot assez inattendu revient à plusieurs reprises : « efficace ». Comparant deux romanciers, B juge l’un plus « efficace » que l’autre. Ailleurs, B soutient que l’écriture maya, alliant dessins et syllabisme, serait plus « efficace » que la nôtre. Ailleurs encore, B prône le fait qu’une écriture se doit d’être « efficace »…
Mais qu’est-ce qu’une écriture « efficace » pour un écrivain dont, c’est le moins qu’on puisse dire, les romans sont difficiles d’accès ? De nos jours, on dit d’une écriture qu’elle est efficace si, d’emblée, elle emporte notre adhésion. Nous transporte, sans effort, illico presto, dans les méandres d’une fiction, dans le labyrinthe complexe de la psychologie d’un personnage. B entendait-il par « efficace » la même chose que nous ? La capacité d’une écriture à nous emporter ?
Pour répondre à ces questions, retour aux années d’études à l’université. Retour à Harvard.
Les codex mayas et les hiéroglyphes égyptiens
À Harvard, WSB s’intéresse de près aux écritures anciennes. Celle des Mayas, conservée dans les codex. Celle des anciens Égyptiens. Pour B, ces écritures sont des révélateurs. B constate sur lui-même les effets de ces écritures. Il suffit de regarder attentivement durant des heures les hiéroglyphes et les petits bonhommes grouillant dans les codex pour qu’ils nous « parlent ». Nous racontent des choses. Éveillent en nous émotions, histoires ou pensées. Indépendamment de ce que ces écritures rapportent réellement, hiéroglyphes et dessins des codex nous « parlent ».
Il n’en va évidemment pas de même de nos écritures. Nous pouvons tenter cette expérience absurde : regarder ensemble durant des heures une page dactylographiée de notre écriture. Juste la regarder. Pas la lire. Mettons, pour nous simplifier la tâche, que cette page soit rédigée dans un alphabet que nous ignorons totalement. Mettons aussi qu’il s’agisse d’une page ordinaire. D’une page dont l’auteur, en aucun cas, ne s’est mis à jouer avec la typographie. Une page d’un roman tout ce qu’il y a de plus habituel, par exemple. N’importe lequel fera l’affaire. Nous pouvons la regarder durant des heures, rien ne surgira. Aucun des signes présents sur la page, à moins d’avoir au moins fumé la moquette, n’éveillera, par lui-même, par sa graphie ou sa plastique, une émotion, une histoire ou une pensée.
Aux yeux de B, les hiéroglyphes et les codex mayas ont cet avantage certain d’échapper aux conditionnements linguistiques. Bien que rédigés en langue maya, les codex nous parlent, à nous qui ignorons sans doute tout de cette langue. Écritures « efficaces » nous parlant directement sans en passer par les mots.
Mêlant arts graphiques ou plastiques et usage de l’alphabet, ces écritures « autres » fournissent à B, si pas des « modèles », à tout le moins des pistes de travail et de réflexion. Des façons d’échapper à l’asservissement de la langue écrite. De s’en libérer, un peu.
La production plastique des années 1960
Durant toutes les années 1960, WSB a produit dès lors des centaines de pages de collages, de cut-up, réalisés en solo ou en coopération avec BG. Collages faits de photos et d’écriture. Collages, parfois, faits de grilles, de photos et d’écriture. Collages, parfois, imitant, jusque dans leur typographie, l’esthétique des magazines et des quotidiens. Ces collages sont des tentatives de penser et de produire des pages équivalentes aux feuilles des codex mayas. Pages d’écriture « efficaces » dont le but est de nous parler directement. D’induire en nous bribes d’histoires, slogans, rêveries, discours social ou politique. Pages « efficaces » visant à nous faire agir, à nous faire réagir, non pas selon des schémas de pensée inculqués par nos organes de contrôle, appareils d’État, religieux, policiers, etc., mais selon nos pulsions et impulsions. Pages « efficaces » visant à nous sortir de l’asservissement dans laquelle nous tient la langue écrite « ordinaire » et ses lois contraignantes.
Il faudrait maintenant tenter cette expérience. Il faudrait maintenant regarder ces pages « efficaces », ces collages, durant des heures. Nous imprégner de ce qu’elles montrent. De ce qu’elles « disent ». Laisser monter en nous les images et les mots qu’elles induisent. Matérialiser ensuite ces images et ces mots. Juste les laisser sortir. Les exprimer sur papier ou sur écran d’ordinateur. Être bienveillant. Ne rien censurer. Ne pas chercher à comprendre la logique secrète de ce qui sort. En rester à la première étape. N’être juste, en tant qu’auteur, en tant que créateur, qu’une main. Qu’un outil par lequel passent des mots et des images. Être juste un enregistreur. Celui ou celle qui permet que quelque chose advienne. Se matérialise sur le papier ou sur l’écran de l’ordinateur. Mots ou images. Peu importe.
Tirons de cela une hypothèse : à partir des années 1960, B expérimente non seulement dans l’écriture mais aussi dans les arts visuels et sonores. Dans les années 1960, B s’intéresse de près au cinéma. Il écrit divers scénarios. Il coréalise des films expérimentaux. Il enregistre et monte des bandes sonores. Le principe de base qui préside à son travail est celui du cut-up. Montage apparemment débridé, tant au niveau du son qu’au niveau de l’image. Télescopage d’images et de sons. On peut supposer que le but ici est le même que celui recherché dans les collages : fabriquer des objets porteurs d’émotions, susceptibles d’induire quelque chose en nous, spectateurs ou auditeurs, émotions, bribes d’histoires ou fragments de pensée. Fabriquer des objets qui n’imposent rien. Et surtout pas une logique, un récit linéaire, un « personnage » dont on suivrait la trajectoire.
Cependant, comme déjà dit, je pense ceci : malgré ces expérimentations plastiques et sonores, je ne parviens pas à voir en B un artiste multimédia. Même si, à bien des égards, B est l’un des premiers artistes « touche-à-tout », l’un des « ancêtres » de nos artistes contemporains mêlant textes/arts plastiques/arts sonores, à mes yeux, B est et reste fondamentalement un écrivain. C’est-à-dire quelqu’un occupé par la langue. Habité par elle. Se frottant à elle tous les jours. Je pense ceci : ses expérimentations visuelles et sonores sont inspirées par son désir d’inciter la langue écrite à se débarrasser de son virus. De sa tendance à nous imposer les lois les plus diverses.
En somme, je verrais ainsi ses incursions dans les arts visuels et sonores :
1) B partirait de l’écriture,
2) rencontrerait dans les arts sonores et visuels des moyens d’expérimenter des langages plus « efficaces », plus « vivants », car parlant directement à nos corps, par nos oreilles et par nos yeux, sans le détour par une culture asservissante, celle de l’écrit, puis,
3) retour à la langue écrite, à la pratique d’une écriture dans laquelle B tenterait d’injecter ce que son détour par les arts plastiques et sonores lui a permis d’entrevoir. Nécessité d’une langue « plastique » et sonore. D’une langue vivante, parlant directement à nos corps. D’une langue court-circuitant nos neurones. Nos asservissements, nos façons de penser en langue « morte », écrite.
Remarque : il va de soi que la « trajectoire » décrite ci-dessus n’existe pas en tant que telle. Jamais B n’est passé chronologiquement d’un point 1 à un point 2 pour, ensuite, faire retour à un point 3 qui se situerait dans les parages du point 1. Il va de soi que c’est par commodité qu’on a ainsi présenté ces choses qui, plutôt, se sont produites simultanément et de façon, sans doute, intuitive, anarchique et chaotique.
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