critique &
création culturelle
Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo
L’exil : tout comprendre, et pourtant ne rien saisir

Le regard se perd au loin, au-delà de la jetée, au-delà des écumes qui reflètent les nuages en rouleaux, au-delà des bourrasques qui emportent les oiseaux, au-delà du ciel, au-delà de ses reflets dans l’eau. « Le plus souvent, l’état visionnaire accable l’homme, et le stupéfie. » Devant la véhémence des élans de  l’immensité, le regard ne parvient pas à suivre le mouvement. Il se fige, ébahi, et puis s’oublie.

Courir vers le large depuis la marge d’une page. Que reste-t-il lorsqu’on est ainsi plongé dans l’exil ? Une île ou presque, un rocher en surplomb, un peu d’embruns sur la jetée, le vent qui emporte les prières et les absents, et puis le temps, le temps de voir, d’avoir avant d’à son tour pleuvoir.

Seul face au monde et face aux hommes, il regarde. Les murmures des bouches et du vent viennent défier sa solitude et le silence du temps. Lentement, la Durande perdue décompose les hommes. Guilliatt est un, mais il est seul, seul pour lutter contre la violence des rouleaux et des mots, seul contre la cruauté des vérités morcelées.

Guilliatt n’est aimé de personne, mais il aime Déruchette. Pour obtenir sa main, il va tenter de sauver la Durande, un bateau appartenant à son oncle. Le seul vapeur de la région qui faisait toute sa richesse a fait naufrage et, acculé sur un écueil à la merci des bourrasques et des marées, il est sur le point d’être perdu. Guilliatt va donc se lancer dans un combat au corps à corps avec les éléments dans l’espoir d’être reconnu et de pouvoir vivre son amour, mais, à son retour, il découvre que Déruchette est éprise d’un autre et il se sacrifie pour son bonheur.

Qu’est-ce que l’exil ? Tout comprendre, et pourtant ne rien saisir. Nous sommes en exil (intérieur) lorsque nous comprenons des choses que les autres ne perçoivent pas. Nous avons alors le sentiment que la vie en société ne nous permet pas d’accéder à la vérité. Or, nous aimons la vérité plus que nous-mêmes, ou au moins autant puisque nous nous sommes identifiés à elle. L’exil, c’est donc vouloir comprendre, à tout prix. Mais la compréhension a un prix, et celui-ci peut s’avérer accablant. Comprendre nécessite de rassembler et d’associer des connaissances afin qu’elles forment une image. La compréhension, c’est un point de vue qui s’arrête sur ce qu’il veut regarder. Or le monde est en mouvement, la vérité est en mouvement, l’universel est en mouvement. Si l’universel est le croisement des points de vue, pour l’atteindre, ou du moins pour s’en approcher, il faudrait être capable de prendre en considération plusieurs savoirs et plusieurs perspectives en même temps sans pour autant les mêler à notre identité, à notre vérité, sans pour autant les fixer. Pour parvenir à comprendre l’universel, il faudrait laisser ces points de vue être en mouvement, se croiser. La compréhension seule de l’être exilé ne suffit donc pas puisque la compréhension fixe… or le monde est en mouvement. C’est précisément de ce paradoxe que nait le tragique, tragique qui est la cause de ce sentiment d’exil.

Dans Les Travailleurs de la mer , Victor Hugo met en avant cette difficulté qu’éprouvent les exilés. En effet, si « La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. », il nous dit aussi que « Le plus souvent, l’état visionnaire accable l’homme, et le stupéfie. » La compréhension fixe le regard. C’est aussi sur cette conclusion que s’achève son œuvre. La mer monte, et dans un dernier sursaut, elle emporte avec elle les yeux de Gilliatt qui se sont perdus dans l’eau :

Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu’on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l’inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d’apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c’était l’acceptation lugubre d’un autre accomplissement. Une fuite d’étoile doit être suivie par des regards pareils. De moment en moment, l’obscurité céleste se faisait sous ce sourcil dont le rayon visuel demeurait fixé à un point de l’espace. En même temps que l’eau infinie autour du rocher Gild-Holm-‘Ur, l’immense tranquillité de l’ombre montait dans l’œil profond de Gilliatt.

Le regard est donc bien fixe, mais la compréhension le rend aussi profond. C’est là le tragique, puisque c’est cette fixité qui, dans un premier temps, conduit Gilliatt à l’exil, puis c’est sa profondeur qui empêche son retour.

Dans l’existence, il ne suffit donc pas de comprendre. Il faut aussi être capable de saisir les choses au vol.

Les Travailleurs de la mer

Victor Hugo

Le Livre de poche, 2002 (1866)

674 pages