C’est une volumineuse machine grise, aux allures de photocopieuse. En moins de cinq minutes, elle est capable d’imprimer et de relier un livre de trois cents pages, avec une couverture en couleur. Imaginez la scène : vous marchez dans la rue, et soudain l’envie vous prend de lire un livre que vous savez introuvable, épuisé depuis des années. Vous poussez la porte d’une librairie ou d’une bibliothèque, et là, on vous l’imprime sur place, tout de suite, en un rien de temps. Ce qui passerait volontiers pour un fantasme né d’un cerveau malade est désormais possible grâce à l’Espresso Book Machine. Une sorte de distributeur automatique de livres.

Le pari de Jason Epstein

Tout a commencé en 1999 par une question posée par Jason Epstein : qui a envie de lire Guerre et Paix sur un écran d’ordinateur ? Le célèbre éditeur américain, qui donne cette année-là une série de conférences, évoque l’avenir de l’édition. Il explique notamment s’attendre à une révolution considérable le jour où sera inventée une machine d’impression à la demande susceptible de prendre place dans une librairie ou une bibliothèque. Dans les semaines qui suivent, Jeff Marsh, un ingénieur de Saint Louis, lui présente un très convaincant prototype dont il est l’auteur. Immédiatement intéressé, Jason Epstein négocie une licence d’exploitation sur l’invention. Dans le même temps, il fonde la société On Demand Books avec Dane Neller, ancien PDG de Dean & Deluca, une chaîne d’épiceries de luxe new-yorkaise. Un financement de la Fondation Alfred P. Sloan permet de développer et de tester une première version de l’appareil. Il faudra toutefois attendre 2007 pour que l’Espresso Book Machine soit enfin dévoilée au public. Pendant un mois, les visiteurs de la bibliothèque publique de New York peuvent l’utiliser pour imprimer gratuitement des ouvrages du domaine public. Dans la foulée, le Time Magazine la désigne meilleure invention de l’année.

À ce stade, la machine fonctionne plutôt bien, mais un problème subsiste : l’offre de livres disponibles est extrêmement limitée. Jason Epstein et Dane Neller partent alors à la recherche de partenaires. En 2009, ils obtiennent la mise à disposition par Google d’un catalogue de deux millions de titres libres de droit. Deux ans plus tard, Google fait passer ce total à sept millions, tandis que la Bibliothèque nationale de France donne accès à plusieurs milliers de titres en langue française. Parallèlement, des accords sont passés avec des éditeurs importants, tels que Random House, HarperCollins, Hachette, Simon & Schuster et Oxford University Press

Peu à peu, l’Espresso Book Machine est vendue à des bibliothèques, des librairies et des universités partout dans le monde. Fin 2012, on compte plus de soixante machines en activité, principalement aux Etats-Unis et au Canada, mais aussi à Abu Dhabi, Amsterdam, Johannesburg, Kiev, La Haye, Londres, Manille, Melbourne, Pékin, Saint Domingue et Tokyo. Sans doute avant tout pour le symbole, un exemplaire a été installé en Egypte, à la bibliothèque d’Alexandrie.

De multiples facettes

Quel est exactement l’intérêt d’une telle invention ? D’abord, l’Espresso Book Machine donne accès à une quantité importante de titres épuisés, désormais imprimables en quelques clics et pour un prix raisonnable (le prix de base est de 5 dollars, plus 4,5 cents par page, avec des rabais en fonction du volume imprimé). Les lecteurs y ont donc tout à gagner, notamment les universitaires qui ont besoin d’accéder à une littérature très spécialisée et souvent épuisée.

Mais l’Espresso Book Machine ne se contente pas de proposer à la vente un catalogue de titres numérisés. Elle ouvre également la voie à de nouvelles solutions en matière d’autopublication. N’importe qui peut venir avec un fichier numérique sur une clef USB et directement imprimer le fruit de son travail à partir de l’appareil. Et grâce au logiciel EspressNet, le livre devient aussi accessible, gratuitement ou de manière payante, sur le réseau mondial de machines.

Par ailleurs, l’Espresso Book Machine permet de contourner certaines lourdeurs logistiques inhérentes à l’industrie du livre. Si l’invention devait s’imposer durablement, les éditeurs n’auraient plus à se soucier des problèmes de tirage. De leur côté, les librairies et les bibliothèques auraient moins de difficulté à gérer le stockage et, pour les premières citées, le retour des livres. Et ceci, bien sûr, tout en réduisant le gaspillage lié au pilon et aux transports, et donc la facture énergétique globale.

C’est surtout pour la librairie, fragilisée par la montée en puissance des détaillants en ligne, que la machine pourrait constituer une solution formidable. Nul besoin de rayonnages gigantesques pour disposer d’un catalogue complet. Tout est là, dans la base de données, prêt à être imprimé. Face à Amazon et Fnac.com, l’Espresso Book Machine apparaît comme une alternative d’envergure. Bien sûr, cela impliquerait une transformation significative des fonctions du libraire, qui devrait intégrer de nouvelles compétences techniques pour accompagner les clients dans leurs opérations d’impression.

Pas encore au point

Malgré tout, on est encore loin d’une situation où les librairies et les bibliothèques se débarrasseraient massivement de leurs stocks de livres pour y mettre à la place des Espresso Book Machines. Alors, pourquoi cette imprimante dernier cri tarde-t-elle à s’imposer ?

La réponse est simple : dans le cadre de son utilisation, les inconvénients rencontrés sont au moins aussi nombreux que les avantages. Trop volumineuse, trop coûteuse (plusieurs dizaines de milliers de dollars), l’Espresso Book Machine est également trop complexe pour être utilisée par un client tout seul. D’autre part, le catalogue proposé fait à peu près le tour du domaine public, mais manque cruellement de nouveautés. Compte tenu du nombre limité de machines en activité dans le monde, les éditeurs ne sont pas pressés de s’associer à l’aventure. Et si les ressources disponibles sur EspressNet paraissent malgré tout considérables, les métadonnées sont d'une qualité tellement déplorable qu’il n’est pas facile de s’orienter à l’intérieur de la base de données. Quant au livre imprimé, c’est un objet standard qui est proposé au lecteur, avec peu de marge manœuvre pour s’en écarter.

Surtout, l’Espresso Book Machine est techniquement capricieuse. Dans un article publié en ligne , Rick Anderson, un bibliothécaire de l'Utah qui utilise la machine depuis plusieurs années, explique avoir fait face à des difficultés techniques imprévues. A l’endroit où il travaille, l’électricité statique est tellement présente dans l’air que les pages ne s’imprimaient pas comme il faut, et qu’il ne parvenait à avoir, à la sortie de l’appareil, qu’un tas de feuilles froissées. Si la question a finalement pu être résolu, le bibliothécaire dresse toutefois la liste des problèmes rencontrés : capteurs défectueux, encre qui coule, couvertures qui peinent à s’imprimer…

Bref, tout n’est pas encore parfaitement au point. Depuis son lancement sur le marché il y a cinq ans, on attend toujours que l’Espresso Book Machine vienne bouleverser notre quotidien. Il est possible que les barrières technologiques évoquées soient peu à peu surmontées, et que la machine, rencontrant enfin le succès, révolutionne le monde du livre comme on nous l’avait promis. Il est également possible qu’elle ne décolle jamais, et qu’elle finisse, comme beaucoup d’autres avant elle, dans l’immense poubelle des inventions avortées.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 397.