critique &
création culturelle
Objets personnifiés

Dernier épisode de notre feuilleton consacré à Edward Gorey . Où l’on sonde, après les humains et les animaux, la place prépondérante occupée par les objets dans l’univers de ce méticuleux fétichiste.

Épisodes précédents
Introducing Edward Gorey
Gorey parmi les humains
Les animaux sont des gens comme les autres

L’aspect très détaillé des illustrations d’Edward Gorey doit beaucoup à la minutie de l’artiste quand il s’agit de représenter des objets, notamment les papiers peints. Certains pourraient qualifier son œuvre de fétichiste dans le sens où les objets prennent la place d’autre chose. Et à force de fréquenter les brocantes et les marchés aux puces, Gorey avait accumulé toutes sortes d’objets. Il n’est donc pas étonnant de retrouver une multitude de choses (a priori) inanimées dans ses livres. À l’instar des animaux, ils ne sont pas systématiquement subordonnés aux humains et revêtent divers rôles.

Symboles, indices, preuves, les objets sont soumis à l’interprétation des personnages humains, mais aussi du lecteur, sans que Gorey prenne la peine de les expliciter. Certains apparaissent même comme une obsession, facilement identifiée comme telle par ses lecteurs assidus. Le cas le plus fréquent étant celui des urnes qui, même sans recueillir explicitement les cendres d’un défunt, symbolisent souvent la mort. Gorey en a même fait le sujet d’un petit recueil au titre français : les Urnes Utiles.

Mais les objets ne sont pas toujours inertes et peuvent se montrer menaçants envers les humains, tombant du ciel, sans aucune raison, pour venir fendre le crâne des passants malchanceux . Généralement, il est impossible de savoir si ces objets ont été jetés par des personnes malintentionnées ou si cette chute soudaine est une manifestation de leur volonté propre.

Gorey opte parfois pour la deuxième solution dans certains de ses livres, comme dans les Passementeries horribles , où ces décorations viennent tourmenter les humains telles d’inquiétantes créatures extraterrestres.

Un autre cas est celui de The Stupid Joke ( la Blague stupide ). Un petit garçon a décidé de garder le lit toute la journée pour faire une farce à ses proches. Mais lorsqu’il décide de finalement se lever alors que le jour décline, ses draps l’enserrent , son lit déploie ses ailes et l’emporte.

Les objets éclipsent parfois totalement les personnages humains et monopolisent la scène comme par exemple dans The Abandonned Sock qui raconte l’aventure d’une chaussette ayant décidé de s’évader et qui finit déchiquetée. Un autre exemple, extrême, est celui de The Inanimate Tragedy , dont tous les personnages sont de petits objets : une plume à dessin, une bille, des boutons (l’un a deux trous, l’autre quatre) et un groupe d’épingles et d’aiguilles qui font office de chœur et proclament des sentences comme : « Duplicité et désolation ! » ou encore « Dissolution et désespoir !1 »

Pour revenir aux objets fétiches de Gorey, le papier, plus discret que les urnes ou les pierres tombales, apparaît également de manière lancinante dans son œuvre et pas uniquement collé au mur. Un bel exemple est le très mélancolique The Remebered Visit ( la Visite mémorable ), inspiré d’une histoire vécue par une amie2 . Gorey y dépeint la culpabilité et le regret lorsque, devenue adulte, la jeune femme s’aperçoit qu’elle n’a jamais envoyé les beaux papiers qu’elle avait promis, alors qu’elle était enfant, à un vieil homme qu’elle avait rencontré au court d’un long voyage. Si le papier est utilisé ici comme ressort narratif, Gorey abandonne de petites notes blanches un peu partout, sans aucune explication , et laisse le lecteur se perdre dans tous ses curieux petits romans illustrés3 .

The Object-Lesson se termine sur une petite carte, retrouvée dans une théière vide, où n’est écrit qu’un seul mot : Adieu. © Edward Gorey Charitable Trust.

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