Un an et demi après le lancement de la structure à coups de cymbales médiatiques, nous sommes allés à la rencontre de Pierre de Mûelenaere, l’un des cofondateurs d’ONLIT, pour savoir comment naît un éditeur numérique, comment il fonctionne, à quelles difficultés il se trouve confronté. Bref, pour dresser un premier bilan et mieux comprendre les enjeux des changements technologiques actuels.

La création

Pierre de Mûelenaere : en 2006, à l’époque où j’étais libraire, j’ai rencontré l’écrivain Benoît Dupont. Nous étions tous les deux intéressés par les nouvelles technologies et ce qu’elles peuvent apporter à la création littéraire. Pendant plusieurs années, nous avons édité une revue en ligne, ON, interrupteur littéraire , téléchargeable sous forme de PDF. Petit à petit, cette initiative a évolué et les contenus sont devenus directement accessibles sur le site Internet. La fréquentation a augmenté de manière significative. Un réseau de lecteurs et d’écrivains s’est constitué autour de nous.

En 2011, on a décidé d’aller plus loin. Benoît Dupont était en contact avec François Bon car il avait publié un livre dans sa maison d’édition numérique. Nous l’avons rencontré, avec en tête le projet de monter une structure sur le modèle de publie.net, tout en nous appuyant sur ce qu’on avait déjà accompli jusque-là. Et en février 2012, nos quatre premiers livres sont sortis, exclusivement disponibles au format numérique.

Voila donc un an et demi qu’on s’est lancé dans l’édition numérique. On a dressé un premier bilan lors de la Foire du livre. Il est clair qu’on a connu une phase d’apprentissage importante. Quand on a commencé en 2012, on savait très bien que le décollage du numérique en Belgique et en francophonie ne se produirait pas immédiatement. Sur ce point, on s’est plutôt fixé l’année 2015 comme horizon ; d’où l’importance actuellement du précieux, voire indispensable, soutien que nous recevons de la Promotion des lettres.

L’idée, pour nous, était d’abord d’acquérir une expertise, d’apprendre le travail d’éditeur numérique afin d’être présent au moment où les changements s’accéléreront. Le temps avance et je dois dire que globalement j’ai l’impression que quelque chose est en train de se passer. Très concrètement, on voit de plus en plus de gens avec des liseuses. L’enquête IPSOS récemment réalisée à la demande du PILEn est significative quant à l’arrivée de nouvelles pratiques de lecture numérique. Cela veut aussi dire que ces personnes ont besoin de contenus pour alimenter les outils de lecture qu’elles achètent. Notre objectif premier, chez ONLIT, est de donner à des auteurs, notamment de notre communauté, l’occasion d’exister dans l’espace numérique, de leur offrir la possibilité d’atteindre également ces lecteurs-là.

Aujourd’hui nous avons publié entre autres les livres de trois auteurs récompensés par le prix Rossel : Patrick Delperdange, Nicolas Ancion et Grégoire Polet. Nous avons par ailleurs publié deux auteurs édités par Gallimard (Emmanuelle Urien et Grégoire Polet), ainsi qu’un auteur publié chez Actes Sud (Laurent Sagalovitsch). Nous avons également publié, en collaboration avec Indications et Kalame, deux recueils des lauréats du grand concours de nouvelles organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Au total, ce sont là vingt plumes prometteuses qui trouvent un large rayonnement dans notre catalogue. Près de mille deux cents exemplaires du nouveau recueil ont ainsi déjà été téléchargés depuis le mois de juin.

La politique tarifaire

Selon la taille de l’ouvrage, nos prix varient de 1 à 5 €.

Le numérique nous permet de publier des textes plus courts, et nous sommes attachés à l’idée de proposer des prix relativement bas.

Notre catalogue contient à la fois des titres payants et des titres gratuits. Depuis notre lancement, dix-sept mille livres ont ainsi été téléchargés. Durant les deux premiers mois de l’année 2013, on a enregistré autant de téléchargements que sur l’ensemble de l’année précédente. Ce sont évidemment les titres gratuits qui sont les plus populaires. À ce jour, deux d’entre eux ont même été téléchargés plus de six mille fois, ce qui est considérable pour un éditeur belge francophone. Dans le milieu de la librairie belge, au-delà de cinq mille exemplaires, on parle tout simplement de best-seller. Il s’agit notamment de Bruxelles-Midi , un recueil publié en collaboration avec Bela, la Maison des auteurs. Pouvoir proposer à nos auteurs un tel rayonnement est formidable. Qui plus est, ce rayonnement se fait majoritairement en dehors de nos frontières. Nos livres sont téléchargés dans toute la francophonie et au-delà.

Il y a une culture du gratuit sur Internet, mais c’est aussi un moyen pour les lecteurs traditionnels de se familiariser avec la pratique du livre numérique. C’est pour cela qu’on propose des titres gratuitement, pour inciter les lecteurs à la découverte. L’offre gratuite marche très bien. L’offre payante, en revanche, n’atteint pas encore des niveaux extraordinaires. C’est pour nous une question de temps. Il ne faut pas perdre de vue non plus qu’on reste un « petit éditeur littéraire belge francophone », avec un format numérique qui est parfois encore snobé par certains dans le monde du livre.

Le modèle économique

Notre activité éditoriale est financée grâce à trois sources de revenus. Il y a évidemment les ventes de livres numériques. Ensuite, les pouvoirs publics qui ont pris très tôt conscience de la nécessité comme de l’intérêt de soutenir l’éclosion du numérique dans la chaîne du livre. Enfin, les partenariats. Ce dernier point est intéressant. On a publié, par exemple, un livre intitulé I Love Ebooks, disponible gratuitement, et dont le propos est de présenter un ensemble de témoignages sur la lecture numérique. Cet ouvrage est le résultat d’un partenariat avec le site Meslivresnumeriques.be, la nouvelle librairie numérique du groupe Actissia (Belgique Loisirs, France Loisirs, etc.), qui nous a soutenus financièrement. Cela s’est révélé un partenariat très enrichissant pour l’un et l’autre, notamment lors de la Foire du livre ou encore dans la collaboration triangulaire hebdomadaire avec Mille-feuilles, l’émission littéraire de la RTBF.

Nos ouvrages ne sont volontairement pas protégés contre le piratage, c’est-à-dire qu’ils n’intègrent ni DRM ni système de watermarking. À mon avis, dans un environnement numérique, il faut accepter le fait qu’il existe en permanence un danger lié au piratage. Il importe par ailleurs de mettre en place une offre légale large et abordable car ce sont surtout la facilité d’accès et la taille du catalogue qui seront les meilleures réponses au piratage, pas les verrous électroniques.

Les collections

Notre catalogue s’est enrichi progressivement et compte une trentaine d’ouvrages publiés en un an. Assez vite, on a créé des collections pour classer nos livres : « Littérature générale », « Genre », « Érotique », « Collection réelle » et enfin « Classique ». Laureline Leveaux, qui dirige cette petite collection, pratique une activité d’« archéologie littéraire ». Elle exhume des textes qui ne sont plus disponibles ni en papier ni en numérique. Notre cœur de catalogue reste cependant les auteurs et les textes contemporains.

La légitimité littéraire

Lorsqu’on s’est lancé, il y a eu beaucoup d’enthousiasme autour de notre activité. Le deuxième stade est d’obtenir des articles sur les livres eux-mêmes. Il n’y a pas de raison de cantonner le livre numérique à une colonne ou une catégorie spécifique. Le livre n’est pas un contenant, mais bien un contenu qui peut se décliner en plusieurs formats. Quoi qu’il en soit, c’est un « débat » qui disparaîtra de lui-même pour les générations nées dans le numérique. La dématérialisation a peut-être quelque chose d’angoissant pour la génération de l’entre-deux — surtout en ce qui concerne le livre imprimé, un objet qui tient une place centrale dans notre histoire culturelle récente —, il n’en reste pas moins que la numérisation semble tout simplement être le « sens de l’Histoire ». Cela ne veut évidemment pas dire non plus que le livre papier va complètement disparaître de la circulation.

Nos projets futurs comptent des titres inédits de Patrick Delperdange, Véronique Janzyk et Lorenzo Cecchi, lauréat du prix Première 2013. Pour ces auteurs, le choix d’un processus d’édition « nativement numérique » est délibéré. Nous pensons que l’avenir de l’édition s’inscrira autour d’une première édition numérique accessible partout et à tous à un prix « raisonnable », suivie d’une édition papier « à la demande » pour les adeptes de l’objet. ONLIT a entamé une large réflexion en interne sur ce modèle que nous pensons être le futur de l’édition. Il reposera sur les rapports entre les concepts d’abondance et de rareté dans un environnement massivement numérique. Là où les contenus numériques peuvent se dupliquer à l’infini à travers le réseau, la valeur de l’objet physique est liée à sa rareté, sa finitude. Cela induit une nouvelle manière de penser la coexistence des formats, plutôt que leur concurrence.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.