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Depuis la fin des années 20, l’institution d’État de notre pays — qui à l’époque ne s’appelait ni Communauté française de Belgique ni Fédération Wallonie-Bruxelles ! — décerne régulièrement plusieurs prix de littérature.

Parmi ceux-ci, le plus prestigieux est certainement le prix quinquennal de littérature, qui récompense un auteur pour l’ensemble de son œuvre. Mais les autres ne sont pas négligeables, à commencer par les prix triennaux de poésie, de théâtre et de roman qui, eux, distinguent à chaque fois un ouvrage particulier. Le prix triennal de poésie 2014 vient d’être attribué à Serge Delaive.

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© Cécile Delaive et Sandra Focan.

Décerné depuis 1929, il illustre par son palmarès l’histoire de notre poésie et son évolution, mais aussi une certaine dimension institutionnelle. On constate, en examinant la liste des lauréats primés à ce jour,  que les choix des jurys successifs ont constamment traduit une vision évolutive de la poésie qui s’écrit à chaque époque, mais aussi le rapport que l’Institution peut entretenir avec elle.

On sait que la poésie de notre communauté (et plus largement sa littérature) a été longtemps représentée, voire dominée, par un courant néo-classique, issu du symbolisme de la fin du 19e siècle, puis partiellement nourri du modernisme des années 20, pour ensuite se stabiliser dans sa forme multiple mais sage de l’entre-deux-guerres. Le palmarès du prix triennal reflète la dimension institutionnelle de ce courant, opposé au surréalisme forcément plus indépendant, voire hostile à l’Institution.

Ainsi voit-on que les premiers lauréats sont des post-symbolistes assagis ou des classiques romantiques ou bucoliques, tels Victor Kinon (1929) et Franz Ansel (1932), jusqu’à Grégoire Le Roy (1941) ou Lucien Christophe (1944). Mais la jeune génération des poètes des années 20, juste après la première guerre mondiale, accède vite à la consécration dans les années 30 (Marcel Thiry en 1935 et Maurice Carême en 1938). La préférence accordée à ce courant néo-classique perdure des années 40 jusqu’à la fin des années 60 (Roger Bodart, Armand Bernier, Edmond Vandercammen, Liliane Wouters, Jean Tordeur, Andrée Sodenkamp). Mais ce classicisme se colore progressivement d’une certaine modernité (Wouters, Tordeur), et la mutation qui s’opère dans notre poésie au tournant des années 60 et 70 se reflète quasi instantanément dans les choix du prix : après Norge en 1959, c’est Pierre Della Faille en 1972 puis Jacques Crickillon en 1978 ou Werner Lambersy en 1981 ; après les alexandrins des classiques, le renouvellement des modes (lyriques), des formes (la prose, le verset), des objets (la méditation, le monde moderne).

Et par la suite, ce sera toujours la modernité qui sera mise à l’honneur, mais aussi la diversité d’un champ poétique en perpétuels renouvellement et expansion. À cet égard, le jury a généralement — ou toujours ! — posé des choix pertinents (en tenant compte du fait qu’à chaque fois il ne distingue qu’un recueil sur une production de trois ans, forcément abondante dans un pays qualifié depuis toujours de « terre de poètes »). Au point qu’il a pu, à plusieurs reprises, jouer le même rôle que le prix quinquennal, c’est-à-dire paraître couronner, à la faveur d’un recueil, une œuvre entière. Citons François Jacqmin (1987), Christian Hubin (1990), Jean-Pierre Verheggen (1993), Jacques Izoard (2002), William Cliff (2005) — Jacqmin et Cliff obtiendront d’ailleurs le quinquennal (comme Thiry, Norge ou Wouters avant eux : le triennal est parfois l’antichambre du quinquennal).

Et cela n’empêche qu’il a aussi, à maintes reprises, su distinguer des personnalités moins directement visibles, des œuvres plus discrètes, mais de qualité, comme celles de Frans De Haes (1984), Philippe Lekeuche (1996) ou Jacques Vandenschrick (1999).

Les dernières occurrences ne sont pas moins intéressantes, car elles illustrent à nouveau le degré d’ouverture assez grand du jury (toujours différent, rappelons-le), qui à deux reprises a accordé sa faveur à une écriture expérimentale : Jan Baetens en 2008 et Vincent Tholomé en 2011.

Au total, donc, ce prix, très institutionnalisé, n’en constitue pas moins un baromètre assez objectif de ce qui s’écrit en poésie chez nous. Son palmarès révèle un jeu assez subtil entre les forces du champ poétique, la force de l’Institution et la dynamique d’évolution, de renouvellement ou de mutation des écritures. Et somme toute, en 85 ans, il a couronné quelques poètes majeurs, pas mal de personnalités estimables, et peu d’œuvres oubliées ou oubliables.

Aujourd’hui c’est le poète liégeois Serge Delaive qui est couronné, pour le recueil Art farouche, paru en 2011. Romancier, essayiste, photographe, Delaive fut d’abord poète et le reste. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a rien d’un néo-classique. À côté de ses romans denses et sinueux, ses poèmes au couteau sont nourris de lucidité et d’expérience quotidienne, mais aussi d’un souffle singulier que ne ternit aucun goût de la joliesse, et que modère toujours le frein du doute et de la douleur. Delaive ne se veut pas virtuose, et pourtant son vers est constamment contrôlé dans sa brisure, sa netteté, sa cruauté même. À chaque livre Delaive invente une nouvelle définition de la beauté — et en cela il est moderne. Une poésie de chair et d’os, dans la chair, jusqu’à l’os, sur le fil de la lame.

Assurément, le jury du prix triennal ne s’est pas trompé : après dix recueils parmi lesquels les superbes Le Livre canoé (2001) et Les Jours (2001), c’est bien une œuvre poétique remarquable qu’il récompense avec Art farouche. Il faut lire et relire le poète Delaive et ses poèmes de vie.

Vivre est un secret soufflé au creux de l’oreille
une brise tiède qui nous traverse avant de s’éteindre
et sur laquelle nous n’avons pas de prise
Rien de gratuit, pas même le plaisir esthétique qui nous est offert en sus :
Qu’est-ce qu’une goutte d’eau
sinon la perfection formelle
de l’univers intouché
et l’emblème de nos larmes
qui ne roulent plus

 

Cet article a également été publié sur le site « Culture » de l’ULg, le jeudi 24 avril.

Gérald Purnelle a également écrit, en août 2011, une lecture sur Art farouche sur le site « Culture » de l’ULg