Clotilde du Nord
Huis clos à deux personnages,
Huis clos à deux personnages,
Clotilde du Nordtraite avec force des rapports de domination au sein d’un couple. Mais au-delà, la pièce de Louis Calaferte peut se voir comme une métaphore de l’emprise, de quelque nature qu’elle soit, que chacun peut être amené un jour à subir.
L’homme fait alors maladroitement comprendre à Clotilde qu’elle devrait vendre son corps pour les aider. Clotilde bascule. Elle crie. Il répète sans cesse qu’il a besoin d’elle, qu’elle doit faire ça parce qu’elle l’aime. Clotilde ne dit rien, brisée, en colère contre elle-même, elle se rend compte qu’elle est piégée. Elle crie, pleure, gémit. À bout, l’homme lui dit : « Ben vas-y, casse toi ! » Il tend son passeport à la femme à genoux. Elle tend la main, fébrile. « Et tu feras quoi ? » Il le rempoche. « Les flics te soutiendront pas. » Après l’argumentaire épuisant de l’homme et cette scène humiliante, elle finit par céder, elle va se changer : mettre la perruque blonde, la robe rouge à paillettes, les hauts talons assortis. Elle se maquille. Elle revient sur scène en même temps que la première musique de la pièce, une musique de chœur d’église.
La pièce pourrait être résumée par les seuls mots de Clotilde.
L’homme parle, pense et semble détenir le pouvoir. Il remplit l’espace de ses mots sans substance, tentacules qui s’avancent pour lécher la peau noire de Clotilde, pour l’emprisonner. Son discours hypnotise. Continuelle litanie, gémissante, faible. Face au silence de Clotilde, les mots s’étiolent et s’écrasent. Elle ne parle pas et ainsi détient notre souffle. Mais du haut de la salle, chacun de ses mouvements a un sens. C’est son corps qui parle. Son corps qui nous dit qu’elle est heureuse et naïve, son corps qui nous dit qu’elle est brisée, son corps qui nous dit qu’elle est forte et qu’elle va se battre, son corps qui nous dit qu’elle a perdu. On ne connaît même pas son nom, à l’homme… Il est une image de l’emprise que subit Clotilde. Une emprise qui pourrait être n’importe quoi. Il est creux, et plus il parle, plus le vide derrière ces mots s’amplifie, s’étend.
L’homme lui dit qu’il a besoin d’elle. Y croit-il réellement ou est-ce une tactique de manipulation ? Il lui dit qu’il a besoin d’elle. Que sans elle, il n’est rien. Il s’empare des sentiments de Clotilde et la manipule. Il croit l’utiliser. Il n’a pas entièrement tort, mais la relation de pouvoir est duelle. Seulement, l’une des deux n’est pas visible. L’homme n’est effectivement rien sans elle, mais pas comme il le conçoit. Sans Clotilde, il n’existe pas. Il ne possède pas ce souffle de vie qui anime le corps de Clotilde. Il parle pour remplir le vide qui le ronge, le déconstruit, exacerbant au fil de la pièce son inconsistance. C’est d’une manière perverse et sale qu’il a besoin de Clotilde. Et elle ne s’en rend pas compte.
C’est en réalité lui qui est faible, lui qui est perdu, lui qui a besoin d’elle. Car non, ce n’est pas un « homme fait pour être heureux » comme il dit, c’est juste un raté, un type qui a manqué le train, qui ne se battra jamais pour ce qu’il veut. Et il répète : « Tu comprends Clotilde, ce n’est pas ma faute… » C’est une victime pathétique de ses actes et de ses choix, incapable de les assumer, profondément dépendant.
Mais Clotilde ne voit pas cela. Elle l’aime sans doute encore, veut se donner à lui, elle refuse de le trahir et de l’abandonner. Elle se plie alors de tout son être et ramasse les vêtements, comme une enfant coupable. En changeant l’apparence de Clotilde, l’homme vainc la jeune fille. Il la dépossède d’elle-même. Ainsi elle a changé de peau, changé d’identité. Elle oublie d’où elle vient, qui elle est et où elle va. Son corps ne parle plus, elle se tient droite, austère et digne. Sa parole est désormais éteinte.
La musique liturgique donne un côté tragique à cette dernière scène. Elle montre la pureté de Clotilde, sa naïveté. Elle met en évidence le contraste et le paradoxe qu’il y a entre cette pureté et ce à quoi elle va être soumise, entre la luxure ou la sexualité et la religion. Contraste aussi peut-être entre ses racines religieuses et ce déracinement physique avec son pays d’origine. Soumise à un homme comme à un dogme, par son innocence, elle a été dupée. Plus qu’une critique et une dénonciation de la prostitution et des « loveboys », cette pièce parle de l’emprise en général. Et cette dernière scène, avec cette musique, lance une pique acerbe à la religion, dogme par excellence.
On peut donc comprendre la pièce comme une métaphore de l’emprise, qu’elle soit celle d’un individu, d’un dogme, de drogues, ou des personnes de notre quotidien… Tous, nous subissons ou avons subi une emprise, quelle qu’elle soit. Avec un jeu exceptionnel, Nadège et Mwanza nous tiennent en haleine, nous captivent par leurs silences lourds et leurs mots vides.
Après la pièce, les acteurs, accompagnés de professionnels qui aident des femmes sous emprise, sont venus répondre aux questions du public. Les acteurs ont expliqué comment ils ont vécu leur personnage. Nadège (Clotilde) a au départ éprouvé une grande frustration, puisque Clotilde se tait énormément. Mais ensuite, ses silences ont pris tout leur sens. Elle a ajouté qu’il était impératif et salvateur pour elle de distinguer Nadège de Clotilde car son rôle était très pénétrant, très intrusif et difficile à jouer. Pour le rôle de l’homme, interprété par Mwanza Goutier, les opinions et théories ont fusé. On est arrivé à la conclusion que pour ce genre de personnes, « tout est justifiable ». Elles manquent d’éthique, ont développé une morale en décalage avec celle de la société. Ces individus sont donc capables d’actes « amoraux », en étant convaincus de faire une « bonne chose ». Les experts ont par la suite expliqué les mécanismes de l’emprise psychologique, le point de vue du psychopathe, du pervers ainsi que celui de la victime. Clôture didactique d’une soirée riche en découvertes sociales et artistiques.