Cutlass spring
Le printemps où je me suis perdue

Dans le cadre du kunstenfestivaldesarts, le Beurschouwburg accueillait du 20 au 24 mai Cutlass Spring de et avec Dana Michel. Un moment de déroute face à une pratique toute singulière.
Avant que la performance de Dana Michel ne commence, je pense uniquement à la place que je risque de ne pas trouver si je ne me presse à entrer en salle. Mais le spectacle vivant a de magique que les préoccupations qui vivent en dehors de la salle finissent toujours pas avoir un écho tout à fait inattendu une fois assis.

Mon questionnement avant spectacle passé, l’entrée de la salle franchie, je note : un ring de spectateurs, un public de 9 chaises de jardin blanches au milieu d’un plateau, une lueur… Je suis au troisième rang dans un coin du ring, sur le plateau, les chaises me tournent le dos, si t’en es qu’une chaise puisse tourner le dos ; devant moi, un amas blanc, que je prends quelques minutes à discerner ; devant le public d’assises en plastiques trône une « planche à roulettes »…
Quand Dana Michel fait son entrée en scène, elle transporte un matelas format réduit qu’elle place sur sa planche à roulettes, les chaises la regardent (car si nous partons du principe qu’elles tournent le dos, on peut également suspecter qu’elles regardent) Dana Michel, qui leur et me fait face, offre donc au trois-quart du public une perspective différente.
Au commencement, Dana trône sur sa planche à roulettes. Elle demeure quelque part entre l’immobile et l’imperceptible, puis les mouvements de haut du corps et de bassin s’esquissent, se confirment jusqu’à la rendre mouvante… Elle navigue sur cette planche pour découvrir l’espace à coup de hanches, elle bouscule, déplace, range, ses compagnes de plastiques si bien « garées ». Tout au long du spectacle, Dana voyage sur le plateau et en dehors, elle couvre de draps certains objets, en découvre d’autres, elle les piétine, les gravit, elle s’en empare, s’en pare, les brise, elle se dévêtit et se vêtit, recherche à l’extérieur de l’espace scénique d’autres objets : une casserole, un téléphone, des glaçons… Tout s’assemble et se désassemble au gré des mouvements de la performeuse. J’ai la sensation d’être face à un jeu d’enfant dont j’ignorerais les règles, un enfant qui jouerait et transformerait chaque objet du quotidien en un monde inaccessible. L’atmosphère de ce jeu constitue tout un univers dont je ne fais pas partie, et dont je n’ai pas les codes. Je suis subjuguée, mais tout semble paradoxalement concret et insaisissable.

La lumière se tamise puis éclaire pleinement jusqu’au public lui-même. Elle change, passe d’une lueur bleutée du plateau au plein feu des projecteurs, elle baigne la séance d’une narration qui lui est propre. Ainsi, elle accentue ce sentiment de point de vue singulier déjà entretenu par la disposition du public. Elle crée ombre, lumière, ambiance, dirige le regard et lui permet de se perdre… Cette lumière me renvoie à ma perception individuelle, à ce que mon regard porte de plus intime lorsqu’il se pose sur le plateau et sur le reste de l’assistance, alors que le son, omniprésent, me renvoie à la collectivité de l’expérience, à ce que je vis avec l’autre et parfois, sans lui.
Car Cutlass Spring est une expérience un peu étrange, dans laquelle on se laisse bercer par le changement de plateau, constamment réinventé par la performeuse et ses objets, par la lumière qui achève de définir le tableau évolutif, mais aussi par le travail sonore faisant coexister bruitages, ambiances, musiques répondant, complétant, détournant les actions. Ces sons convoquent l’activité du plateau maisincluent également l’espace – invisible au public – de l’arrière des gradins dans l’espace scénique, lorsque nous entendons par exemple ce qu’il s’y passe lorsque Dana disparait pour revenir chargée de surprises… Le son semble contextualiser, comme il est lui-même contextualisé. Ainsi la danseuse s’empare d’une « bonbonnière » émettant une mélodie métallique, l’ouvre, et s’y s’assied étouffant la musique et lui donnant une toute autre couleur. Tout au long de cette heure de spectacle, je m’étonne des ambiances, des images que le son et l’utilisation de cet objet convoquent, je reste agréablement perdue, sans accroche, mais sans violence. On détourne le son, ce qui est émis, reçu, travaillé, détourné n’a pleinement de sens que grâce au contexte de cette représentation.

Ainsi, Cutlass spring a été pour moi une étape déroutante du voyage que proposait le Kunstenfestivaldesarts. Grâce à Dana Michel j’ai vécu l’expérience savoureuse et frustrante d’être dépossédée des codes, d’être dépassée par le plateau et les signes. J’ai vu, j’ai vécu, mais tout n’était que surprise et déroute, ce voyage dans son monde m’a donné envie de comprendre, de percer le sens, les sens, et au-delà, les sensations. Un peu perdue, j’ai regardé les expressions de ceux qui, face à moi, semblaient hypnotisés ; j’ai écouté, au sortir du spectacle, l’extase et l’incompréhension et j’ai souri. Car face à l’inconnu, au voyage dans un univers de codes qui dépassent, qui donnent la sensation d’être plongé dans un jeu d’enfant sans règle, de voyager dans un nouveau pays, c’est toujours le frisson et l’admiration qui prédominent. Et au final, de la peur de ne pas trouver physiquement de place avant d’entrer en salle, c’est avec l’incertitude d’avoir trouvé ma place de spectatrice que j’en ressors, une place qu’il est parfois bon de retrouver quand on s’installe parfois trop confortablement dans les salles.
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Cutlass Spring
De et avec Dana Michel
Élan artistique : Ellen Furey, Peter James, Mathieu Léger, Heidi Louis, Roscoe Michel, Yoan Sorin, Karlyn Percil, Alanna Stuart
Conseiller son : David Drury
Conception lumières : Karine Gauthier
Direction Technique : Caroline Nadeau et Karine Gauthier
Vu au Beursschouwburg dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts
L'auteurCarole Rémus
Je m’appelle Carole Rémus. J’ai 25 ans et demi à l’heure où je me présente (janvier 2018). 25 ans et demi, c’est jeune, mais, à cet âge-là, on aime bien…Carole Rémus a rédigé 19 articles sur Karoo.
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