De living
La mort de la dénégation

Se plonger dans l’heure qui précède la mort, c’est ce que nous propose Ersan Mondtag avec Doris et Nathalie Bokongo Nkumu dans De living au Théâtre National dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts.
D’abord, j’ai pensé à Alice et son miroir.
Deux cuisines qui se regardent, presque identiques à quelques détails près, deux espaces qui n’en sont forment qu’un. Un carrelage en damier, sur les murs un bleu vif, des oiseaux, des fleurs d’un rose tendre : tout se suit et se regarde. Des meubles simples, blancs : une table au centre, blanche, trois chaises, blanches, derrière sur le mur du fond une penderie, blanche, une porte, blanche, dans un coin une cage et un canari, et sur chacun des murs qui ferment l’espace côté cours et jardin, un plan de travail de cuisine, blanc, avec bec à gaz, four, évier, meubles des rangements… Pragmatique, poétique, un presque angoissant catalogue Ikea japonisant en bifrontal.
Côté cour, il y a cette « tête de cheval » en avant-scène, comme un fragment d’échiquier géant oublié dans l’une des deux cuisines et, de l’autre côté du mur central, une danseuse est déjà attablée sous une lumière blafarde, un verre entre les mains alors que les ténèbres enveloppent encore la moitié du plateau. Indices d’une « inexactitude » criante qui me rendent curieuse et se multiplient en y regardant plus attentivement.
Toute cette esthétique fait peser une ambiance particulière sur moi, mon cœur et ma tête se trouvent de concert à mi-chemin entre un inexplicable malaise et un plaisir à contempler, à chercher l’identique et le différent. Puis il y a l’impatience, la question du pourquoi ?
Quand la première danseuse se met en action, dans des gestes quotidiens évoquant l’angoisse et le mal-être : boire, frissonner, trembler, poser, se lever, se recroqueviller dans un coin… Elle nous mène à l’inévitable, la mort, sa mort, son suicide ; elle ouvre le gaz, le four, et y plonge le haut du corps. Elle reste comme ça durant un moment qui semble s’étirer, s’étirer jusqu’à ce que mon imagination semble me jouer un tour aussi tordu qu’inconfortable : une odeur de gaz s’empare de mon système olfactif.
Sauf que le temps s’écoule et visiblement je ne suis pas la seule à humer le délicat fumet du danger ou à l’imaginer. J’ai déjà pratiqué la représentation sous Shalimar, Axe, huiles essentielles, parfois t-shirt mal séché, naphtaline, chewing gum hollywood à la chlorophylle, mais force est de constater que le doux fumet du gaz, qu’il soit réel ou imaginaire, donne au plateau et à la perception de la représentation une sapidité de mort, de danger, de doute et d’effroi que je n’avais encore jamais savourée.
À ce moment précis, entre angoisse, doute et exaltation, je vis quelque chose de nouveau situé entre mon siège et le plateau, entre l’histoire du spectacle et le temps réel. À cet instant de doute olfactif, De Living me sort du spectacle, son dispositif m’amène à ma propre angoisse, la sécurité s’estompe et me laisse dans un entre-deux inconfortable, rayonnant, unique.

Une éternité passe, la porte du second appartement s’ouvre et met fin à mon apnée de spectatrice : je respire à nouveau, pas tout à fait tranquille, mais à nouveau oxygénée.
Lorsqu’une deuxième danseuse apparaît, s’installe, chantonne, je l’imagine rentrer du travail, puis prendre une douche, choisir une tenue… Tout semble normal, une soirée tranquille, sans excentricités, si tant est qu’on parvienne à faire abstraction de l’appartement d’en face, de la situation dans laquelle se trouve notre première protagoniste, des similitudes entre les espaces et des tenues presque identiques.
Mais c’est bien ce point précis qui me fait basculer de « l’autre côté » du miroir, car dans cet océan de similitudes, le « pourquoi ? » et « qui sont-elles l’unes pour l’autres ces pièces, ces femmes, ces réalités, ces temporalités ? » s’insinue en moi. Un pourquoi qui se complexifie quand notre défunte sort du four, refait rapidement ses actions en sens inverse pour retourner calmement à sa position initiale alors que le temps semble continuer normalement de l’autre côté de la cloison. À partir de là, le temps de la première cuisine s’éclate, on refait machine arrière au même rythme que le temps s’écoule normalement en face, où tout n’est que quiétude et quotidien, comme dans un film, où temps réel et flash-back coexistent.
J’hésite : est-ce le temps, est-ce l’espace, la dimension qui varie ? Je cherche à comprendre, puis je lâche prise avec satisfaction, j’attends la surprise du dénouement tout en connaissant l’issue fatale qui nous attend. Du miroir au kaléidoscope, je change de pronostique, et je vois le temps et l’espace se tordre devant moi, charmée, horrifiée, démunie.
Si tout se tord, si la réalité est double, triple, si les plans de narrations se chevauchent, si tout semble différent, il reste une balise : le son.

Le son, lui, reste le même. Qu’il s’agisse d’un fond musical angoissant, des oiseaux « au dehors », d’une mélodie émise par la radio posée dans la cuisine, des bruits des pompiers, des déflagrations d’un effondrement, de l’hyperbolisation des actions des danseuses (un verre qui claque sur la table, une cuillère qui racle une assiette profonde…), les ambiances sonores ne peuvent être limitées à un espace et emplissent le plateau d’un côté à l’autre de la cloison centrale, d’un monde à l’autre, d’une seconde à l’autre. Le son, comme une clef présente depuis la fin et le commencement, donne aux faits une lecture toute singulière, il est notre indicateur invisible. Le labyrinthe d’Ersan Mondtag est total mais il nous laisse une boussole auditive, tout au long de son voyage vers le fatidique.
De living est une expérience du temps et de l’inévitable, il m’a permis de passer de l’autre côté du miroir, d’expérimenter la peur de la représentation. J’ai vu double, triple, j’ai réfléchi, j’ai senti…
Enfin, j’ai pensé et vécu l’inévitable tant du plateau que des codes, prisonnière d’une situation de représentation et de ce qu’elle impliquait. J’ai pensé à la mort, celle du plateau, de l’instant, de la réalité et des mondes que les artistes proposent chaque soir. J’ai envisagé cette expérience comme deux voyages qui n’ont sont qu’un, celui de l’insaisissable et de l’inéluctable, celui qui nous mène à une fin connue, à une suite incertaine et dont l’inconfort du trajet n’a d’égal que l’intérêt des évènements qui le composent.
L'auteurCarole Rémus
Je m’appelle Carole Rémus. J’ai 25 ans et demi à l’heure où je me présente (janvier 2018). 25 ans et demi, c’est jeune, mais, à cet âge-là, on aime bien…Carole Rémus a rédigé 19 articles sur Karoo.
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