Les 10 et 11 janvier, Lisbeth Gruwez et son collectif Voetvolk offraient au KVS et à son public le spectacle qui a galvanisé les foules à travers le monde : It’s Going to Get Worse and Worse and Worse, My Friend . Un discours écouté, regardé, vécu et incarné.
Un plateau noir, sans décor pour entraver les mots et les corps qu’il pourrait porter, voilà la première vision qui est offerte au spectateur à la seconde où il s’installe. Lorsqu’on prend place dans la salle du KVS BOL, on se sent vraiment public. On détaille la scène profonde et sombre, on remarque les autres spectateurs parfois bien plus haut, parfois bien plus bas que nous. C’est l’endroit parfait pour être témoin d’un grand moment d’oralité.
Dans cette salle, je profite de l’« avant-discours », de l’attente, du moment de pré-représentation où le temps se fige. Cette suspension temporelle fait partie de l’expérience, c’est le moment où on ignore si les mots et la performance vont convaincre, une petite appréhension naît au creux du ventre…
Lorsque Lisbeth Gruwez arrive, il ne reste du grand plateau noir qu’un « ring » de lumière. Un rectangle lumineux qui ne bougera pas d’un millimètre durant les cinquante minutes de représentation. Un espace dans lequel le discours se débattra, vivra et sera incarné… Un espace de lumière et de performance qui comme une apologie, semble prendre toute sa dimension grâce à l’obscurité qui le cadenasse, et à la profondeur de la salle à laquelle il fait face. L’espace devient donc discours, comme une vision du monde, éclairant, mais toujours orienté, ne prenant sa clarté qu’en contraste avec ce qui ne sera jamais dit.
Mais le ring est un espace de combat, et cette lumière éclaire un corps prêt à en démordre, celui d’une femme vêtue d’une chemise d’un blanc éclatant, d’un pantalon gris et de petites chaussures brillantes. L’apparence sert le plaidoyer et celle empruntée par Lisbeth Gruwez lors de sa première apparition ne fait pas un pli. C’est donc une oratrice sobre, simple mais maîtrisée qui traverse le ring pour observer ses adversaires… son public. La respiration de Lisbeth est profonde et lorsqu’elle lance son premier regard au public, c’est déjà de la danse. Ce premier mouvement du regard, qu’elle offre aux spectateurs, nous implique tous en un instant dans son discours, elle nous jauge comme nous le faisons, elle prend le temps de plusieurs longues respirations pour se jeter dans son propre discours. Pourtant comme nos quelques minutes d’attente avant la représentation, ce regard, cette respiration font partie du plaisir, ils prolongent l’espace de basculement dans lequel nous sommes tous… C’est son moment de suspension et nous le savourons avec elle, au bord du ring.
Au crépuscule du spectacle, les mouvements de Lisbeth sont envoûtants, un mouvement du bras intimant le calme, puis un autre, une répétition, des associations de gestes, des boucles. La gestuelle du discours, de la (re)présentation danse et nous emporte, les sons la soutiennent et la rendent vivante. La posture droite et inflexible sur laquelle les mouvements sont agencés est rassurante, il est facile de se laisser berner, séduire, de s’oublier quand le corps devient discours…
Mais le corps peut surprendre, lorsqu’il semble lui-même ordonner les mots, un geste / un mot. Lisbeth Gruwez fait parler le son avec des gestes… Un procédé qui interroge le spectateur, qui le tourmente en l’émerveillant, pour s’inverser lorsque le flot de paroles devient incessant, maîtrisant la performeuse et le plongeant dans une émotion incontrôlée. Le corps à la merci des mots, à la merci du discours qu’il portait, complètement galvanisé et envahi par les idéaux qu’il porte, hors de contrôle.
Tout au long de cette performance, le son oscille entre nappes de fond, notes isolées, morceaux et paroles scandées. Partenaire du corps, il souligne le propos et permet d’esquisser une structure narrative qui fait sens et nous rend d’autant plus sensible à ce que le mouvement nous évoque. Chaque changement sonore est synonyme d’une idée nouvelle, complémentaire à tout ce qui a pu être « dit », tel un repère essentiel à la compréhension du spectacle en tant qu’entité. Comme la lumière, comme le corps, le son est et porte le discours de Lisbeth Gruwez, il en est la structure, la toile de fond et est même garant de l’attention du spectateur.
La force de cette déclaration, la force d’évoluer, de la porter, de parvenir à la partager sans se laisser submerger… Avoir la sensation de défendre des idéaux sans précédent alors qu’il existera toujours après nous un autre orateur, toujours plus fort, puis peut-être de moins en moins… Lisbeth Gruwez nous donne de quoi réfléchir sur la parole, le discours et la corporalité. En tant que public on se sent tantôt emmené, manipulé, tantôt ahuri, presque effrayé par cette construction corporelle, auditive et visuelle. Un spectacle qui dans l’instant nous plonge au cœur du ring dans lequel et pour lequel il a été écrit et dont on sort, plein de questionnements et de distance, l’esprit un peu égratigné des coups d’un discours dont nous avons été témoins.