moi que j’adapte
Justine Lequette met en scène le fruit d’une création collective qui mélange documentaire et textes dramatiques. Cette confluence nous invite à réfléchir sur le monde du travail et notre société, mais surtout sur nos rêves et cette quête constante du bonheur.
Pendant que les spectateurs s’installent dans la salle, le personnage incarné par Léa Romagny est déjà sur le plateau. Elle est assise en avant-scène sur une balançoire, dont les longues cordes descendent du plafond. Elle regarde et sourit au public, les invitant par son regard et ses gestes à s’installer. Ses joues sont gonflées, elle a l’air innocent, enfantin, elle se balance lentement.
Lorsque tout le monde est installé, elle ouvre la pièce par un monologue. C’est une petite fille. Tout en imitant la façon de parler des enfants, entre naïve et folâtre, elle s’interroge sur le monde, le travail, l’avenir, le bonheur. Ainsi, elle nous introduit les sujets de la pièce. Elle impressionne : ses gestes, son débit de parole, ses expressions faciales… Son jeu repose sur une imitation – incroyablement juste – de l’enfant.
Petite messagère qui annoncerait la couleur, la pièce démarre alors d’un coup soudain, comme si l’on avait ouvert une bouteille de champagne. Le reste des comédiens – Benjamin Lichou, Jules Puibaraud, Rémi Faure – se précipitent sur scène. Un joyeux bordel, où les répliques se mélangent, sautillent et s’entrecoupent. Les personnages se parlent entre eux, mais s’adressent aussi au public et déplacent les éléments de la scénographie afin de préparer la scène suivante. Ils invitent également les techniciens à trinquer et à boire un verre de vin sur le plateau.
Sans plus en dévoiler, voici un aperçu de ce doux chaos, un spectacle à mi-chemin entre le théâtre documentaire et l’écriture de plateau. Cette forme hybride se doit au contenu, un mélange d’un film documentaire1 , de l’utilisation de textes dramatiques contemporains2 et le fruit de la création collective.
Ainsi, les comédiens ressuscitent les personnes interviewées lors de cette enquête, des habitants de Paris dans les années soixante – étudiants, ouvriers, employés, immigrés… – et répondent à des questions sur le bonheur, le travail, la vie, les utopies… Comme s’ils étaient les composants d’une machine, ils agencent et embrayent ces différentes voix et, bien qu’ils en viennent à des propos mélancoliques, pessimistes, fatalistes, cette joie du début reste suspendue dans l’air, comme un parfum de bonheur.
Le jeu des acteurs en est le coupable. Outre leur – excellent – jeu réaliste, leur élocution, leur accent et leur diction imitent à la perfection ces belles voix que nous associons à la radio et télévision des années 1960. Comme si nous avions trouvé une vieille photo dans un marché aux puces, nous nous sentons soudainement proches d’un autre temps, d’une époque que nous n’avons jamais vécue et qui pourtant nous rend nostalgiques.
Ce sentiment est parfaitement en accord avec ce que nous dit la pièce. Il est très vite évident que les interventions des personnages font écho à notre époque. Tandis qu’il est compréhensible que notre conception du bonheur et nos rêves soient similaires, les réflexions autour de la société et du monde du travail nous interpellent un peu plus. Il était peut-être plus facile d’entendre des mots tels que « prolétaire », « ouvrier » ou « usine » avant, mais nos problèmes restent les mêmes. Nous nous sentons toujours aussi aliénés, aussi dépendants d’un système qui ne nous satisfait pas, aussi éloignés de nos rêves, aussi frustrés de ne pas pouvoir les réaliser. Cela en dit beaucoup sur le modèle de société dans lequel nous nous trouvons, une société de consommation qui nous dit constamment ce qui nous manque, qui crée le besoin et nous convainc de le poursuivre. Cette nécessité, une fois atteinte, ne satisfait pas : d’autres objectifs se présentent à nous, d’autres besoins.
Nous utilisons simplement d’autres mots, d’autres exemples ou situations. Que veut dire que cela soit toujours d’actualité ? Où est le progrès, valeur tant louée dans notre société ? Est-ce que nous ne sommes pas en train d’échouer dans notre modèle social ?
J’abandonne une partie de moi que j’adapte est un très bel exemple de ce qu’on fait dans le théâtre aujourd’hui : le traitement d’un important sujet d’actualité, parlant au public large et populaire, en faisant appel à une conception contemporaine du théâtre et de la création artistique. Un travail collectif qui n’est ni pédagogique ni dogmatique, malgré le sujet traité, ni abstrait ni symbolique. Le résultat n’est pas appuyé seulement dans l’aspect ludique ou humoristique, mais présente aussi cette rare poésie qui se donne parfois au théâtre, ou le corps du comédien cesse d’être un corps comme le nôtre, se dilue dans l’espace et se confond avec quelque chose d’intangible, devient la note d’une partition, une histoire. Ici, les corps, les voix, les gestes, dans l’apparente confusion qui se créée sur scène, semblent dessiner un tableau devant nos yeux, composer une mélodie.