critique &
création culturelle
La Chine rouge
Une Eurydice des temps modernes ?

Mardi soir, entre la brique et le béton du Grand Manège de la caserne Fonck, la très attendue Angélica Lidell présentait le deuxième volet de sa trilogie chinoise : Ping Pang Qiu .

Bien installés dans nos sièges, on ne sait trop quoi penser des premières images qui nous assaillent la rétine. Au centre, une table de ping-pong ; de part et d’autre de cette table, une petite jeune femme en uniforme fait résonner ses pointes de ballerine dans un mouvement frénétique et presque aliéné.

© Christophe Raynault de Lage / Festival d’Avignon.

Premier coup de génie : cette table de ping-pong renvoie en fait à un épisode historique quelque peu oublié, celui de la Ping Pong Diplomacy . Dans les années 1970, alors même que Mao Tsé-toung condamnait les bombardements américains au Vietnam, des compétitions de tennis de table entre des champions américains et chinois eurent lieu . Hypocrisie politique ? Cohabitation factice de la diplomatie avec la barbarie révolutionnaire ? Le ton est donné, quoi qu’il en soit.

Et c’est au prisme de l’expérience très personnelle d’Angélica Liddel que le spectacle abordera cette Chine maoïste. Dans une quasi-démagogie loufoque et sensuelle, cette fille de militaire franquiste gère tout – ou presque : texte, mise en espace, scénographie et costumes . Ajoutons-y sa performance au sein du spectacle puisqu’elle y tient un rôle central, flanquée de trois de ses plus fidèles comédiens. Elle exhibe alors ses ressentis vis-à-vis de la Chine, entre fascination et répulsion, dans une série de tableaux entrecoupés de longues séances de questions-réponses assez statiques.

Angélica Liddel (à gauche) et les trois autres comédiens (Fabiàn Augusto, Lola Jiménez, Sindo Puche). © Christophe Raynault de Lage / Festival d’Avignon.

Le spectacle revêt par là un aspect presque documentaire . Angélica Lidell, figurant son propre rôle, répond aux questions d’un autre comédien face à elle, de l’autre côté de la table. « Pourquoi aimes-tu la Chine ? » Elle explique alors sa démarche, ses choix et les relie à sa vision du théâtre et du « monde de l’expression » en général, le tout dans une posture assez désinvolte et survoltée . Elle stigmatise également : « Il y a aussi ceux qui prétendent se consacrer au monde de l’expression mais qui n’expriment rien. » Mais qu’exprime-t-elle alors de son côté ? Et comment ?

Les différents tableaux qu’elle nous présente sont marqués par des images aussi fortes qu’éculées : le petit livre rouge, l’autodafé, l’humiliation puis l’exécution publique des intellectuels ou encore l’homme de la place Tian’anmen. Nous attendions alors, de la part de la chorégraphe, une attention toute particulière accordée aux mouvements, au corps et à la gestion de l’espace dans le traitement de ces divers événements. Ici, la danse est comme condensée, restreinte à certains gestes symboliques, isolés.

Et c’est là, selon moi, le second coup de génie de la metteuse en scène : chaque geste devient emblématique . La posture d’humiliation des intellectuels, les mouvements de bras et de jambes de l’homme face aux chars : tous ces gestes sont décomposés, répétés, chorégraphiés et incarnés physiquement en tant que symboles à part entière. Le tout est mis en mouvement sur un air du célèbre opéra Orfeo ed Euridice de Gluck. Cet air, « Che farò senza Euridice », exprime la douleur d’Orphée, à la fin de l’acte III, au moment où il voit la mort s’emparer une nouvelle fois de son épouse Eurydice. Angélica Lidell ose le parallèle : la Chine, pour elle, c’est cette Eurydice vers laquelle Orphée ne peut se retourner . Elle est condamnée aux ténèbres suite aux ravages de la Révolution culturelle. Pour l’avoir regardée en face, la Chine lui échappe à nouveau.

La posture d’humiliation des intellectuels avant leur exécution publique. Angelica Lidell (au centre). © Christophe Raynault de Lage / Festival d’Avignon.

L’espace scénique n’est pas clairement délimité et se prolonge dans les matériaux bruts du Manège. C’est alors la création lumière, signée Carlos Marquerie, qui découpe les espaces de jeu successifs. Les dominantes sont, sans surprise, rouges et blanches. La scénographie est quant à elle dépouillée et accumulative : une série d’objets disparates, tour à tour utilisés, se trouvent en périphérie de la table de ping-pong qui occupe une position centrale.

Comme on pouvait le deviner avec la première image du spectacle qui associait une table de ping-pong et une ballerine, Ping Pang Qiu est finalement la figuration d’ une dynamique à la fois d’échange et d’affrontement qui rythme la représentation . Ce duel de balles et de pointes symbolise autant les questions-réponses qui fusent lors des interviews sur le plateau que la tension générale qui oppose la Chine rêvée à la Chine déchue.

À l’extinction des lumières, les applaudissements se sont faits plutôt discrets, les spectateurs, mitigés. J’étais finalement de ceux-là aussi. Les quelques coups de génie sont restés des fulgurances assez disparates et, ce soir-là, j’ai éprouvé des difficultés à saisir la cohérence du regard de la chorégraphe sur une réalité politique et culturelle maintes fois traitée auparavant. Le spectacle, malgré ses audaces hétéroclites, nous laisse un goût de trop peu.

Questionnements, troubles ponctuels, mirettes écarquillées puis petites moues dérangées, mais point de souffle transcendant : Angélica Lidell est-elle véritablement allée au bout de son idée ?

Ping Pang Qiu
Écrit par/mise en scène par Angélica Liddell
Avec Lola Jiménez, Fabián Augusto, Gómez Bohórquez, Sindo Puche et Angélica Liddell
Atra Bilis Teatro

Les 9 et 10 février, 20h15 – Manège/Liège | 1h40 / En espagnol surtitré français