critique &
création culturelle
Le petit cowboy de plomb

Énervé et Tristero s’allient pour la première fois et proposent une version 100 % belge de Desperado , texte écrit par le duo hollandais Tom Kas et Willem de Wolf. Pour cette traduction en français, Youri Dirx, Eno Krojanker, Hervé Piron et Peter Vandenbempt nous font déguster ce petit mets bruxellois au Petit Varia.

Noir. Lumière. Un plateau presque vide, à l’exception d’un panneau publicitaire tourné de dos, une image que nous ne verrons jamais. Quatre hommes – quatre cowboys – sont sur le plateau. L’un d’entre eux commence à parler. Les autres suivent. À tour de rôle, ils essaient, tant bien que mal, d’exprimer leurs frustrations de la vie quotidienne. Peu à peu, leur sensibilité et leurs émotions se fraient un chemin pour finalement déborder de tous les côtés, non sans provoquer de temps à autre de sonores éclats de rire chez les spectateurs.

La pièce nous montre une sortie de ces quatre copains, qui se réunissent de temps en temps et présentent tous les symptômes d’une crise existentielle. Approchant de la vieillesse, ils se rendent compte que leur vie ne se déroule pas comme ils l’avaient imaginée et semblent terriblement frustrés par la tournure des événements.

Cependant, difficile de ne pas rire de ces quatre personnages égarés. Il y a en effet un humour de situation qui s’installe dès le début, planera pendant les deux heures de spectacle et qui repose sur plusieurs paradoxes. Le premier, et le plus évident, est le contraste entre l’accoutrement des personnages et leurs discours. L’image du cowboy dur et impénétrable, mystérieux et laconique, est brisée dès la première intervention. Nous sommes devant des hommes qui se réunissent pour vider leur sac, partager leurs déceptions au travail et en amour, se questionner sur l’utilité de leurs vies. Rien à voir donc avec le cowboy intrépide, nous sommes ici devant des hommes fatigués par la vie.

Un autre décalage, très frappant aussi, se trouve dans le discours des personnages.  À plusieurs reprises, nous ne savons pas exactement de quoi ils veulent parler, car ils racontent leurs anecdotes en utilisant des mots abstraits et généraux – comme « truc » – ou bien ne se rappellent pas très bien l’histoire et n’apportent pas de contexte pour l’illustrer. De plus, ils cherchent souvent leurs mots ou répètent sans cesse les mêmes, ont du mal à finir leur phrases et les recommencent fréquemment, la cadence de leur parole répondant souvent à un débit répétitif… Outre le fait que ceci est déjà drôle en soi – de plus, beaucoup de « belgicismes » peuplent le langage –, les personnages soulignent à plusieurs reprises dans leurs plaintes leur agacement envers les gens qui « radotent » ou envers ceux à qui il faut répéter les choses pour qu’ils les comprennent, sans pour autant se sentir spécialement visés eux-mêmes.

Il y aura également des histoires croustillantes parmi les anecdotes, hilarantes par leur contenu mais aussi par la façon dont ces cowboys expérimentent ces déceptions et masquent – ou pas – leurs émotions, la façon dont ils réagissent aux provocations de l’autre. Car, au-delà du jeu entre la volonté de rester dignes et l’émotion qui les fait éclater en sanglots ou exploser de colère, nous nous demandons parfois s’ils sont vraiment amis ou s’ils cherchent aussi à trouver leur bonheur dans le malheur de l’autre.

Un immobilité évidente s’installe dès le début, que ce soit dans les corps des acteurs, la scénographie, le texte… Cela, bien que justifié par la dramaturgie de l’œuvre, n’est pas sans conséquences : l’ennui et la pesanteur qui habitent les personnages contaminent parfois les spectateurs. Il est très difficile de tenir le public en alerte tout le long de la représentation avec ce genre de mise en scène, où peu de stimuli réveillent l’attention de spectateur, et, à mon avis, cette pièce n’y fait pas d’exception.

Bien que le texte de Tom Kas et Willem de Wolf soit d’emblée très juteux, le jeu remarquable des acteurs permet aux spectateurs d’établir un rapport intéressant avec les personnages et de voyager par toute une série de nuances. D’un côté, nous rions de leur idiotie et ils nous semblent un peu abrutis ; nous nous sentons loin d’eux, ce qui nous permet d’écouter leur récit avec un certain plaisir, presque jouissif. Mais de l’autre, ces pauvres bonhommes éveillent l’empathie, la pitié presque, par la médiocrité de leur vie. Ils sont vulnérables et l’affirment avec conviction, ce qui reste très touchant. Leurs problèmes ne sont finalement pas si éloignés des nôtres : la vieillesse qui approche, le travail décevant, le sentiment d’aliénation, le divorce et la séparation, l’infidélité, les rêves frustrés… Loin de l’image de l’homme d’action, libre et hors-la-loi, ces quatre petits cowboys sont emprisonnés dans une vie beaucoup trop mondaine pour eux. Et nous, nous rions d’un rire prudent, peureux, nerveux.

Même rédacteur·ice :

Desperado

De Tom Kas et Willem de Wolf
Traduction et mise en scène : Enervé, Tristero
Avec Youri Dirkx , Eno Krojanker , Hervé Piron , Peter Vandenbempt
Scénographie et costumes de Marie Szersnovicz
Création lumières de Margareta W. Andersen
Œil extérieur : Pierre Sartenaer

Vu au Petit Varia le 13 novembre 2018.
Retrouvez le spectacle du 5 au 14 décembre au Théâtre de l’Ancre à Charleroi.