Lettre à André Gorz
Camille Burtin a été voir pour Karoo le spectacle Lettre à D au Théâtre National : une longue déclaration d’amour d’André Gortz, essayiste et philosophe, à sa femme après près d’un demi-siècle de vie commune. Une ode à l’amour.
Cela faisait cinquante-huit ans que vous viviez ensemble et vous l’aimiez plus que jamais. Récemment je suis tombé amoureux de vous deux pour la première fois et je porte en moi le souvenir d’une histoire d’amour que ne combleraient pas les mots qu’on essaierait de mettre dessus.
Pardonnez-moi de singer le début de votre lettre, cher André. Pardonnez-moi aussi d’utiliser cette forme littéraire pour évoquer votre Lettre à D . Je reconnais volontiers que ça n’a rien de très original. Mais comment vous faire savoir qu’en ce moment, au Théâtre National, se joue votre texte ?
Coline Struyf l’a mis en scène et Dirk Roofthooft le dit. Au début, j’étais un peu sceptique. Le français parfois vacillant de ce comédien flamand a pu me faire craindre de perdre le sens d’un mot, d’une phrase. Les sous-titres néerlandais, projetés au fond de la scène, parasitaient mon écoute, vérifiant l’ordre des mots, la traduction d’une phrase, guettant ce que la mémoire oublie. Cela n’a pas duré longtemps. Le temps d’entrer dans une histoire d’amour qui n’est pas la mienne.
Au début, le comédien se tient debout devant un pupitre. Il a le texte devant lui. Avant qu’il n’entre, on entend une journaliste poser des questions auxquelles répond la voix d’une femme teintée d’un léger accent anglais. Cette femme, c’était la vôtre. En 2006, vous avez publié une lettre retraçant l’histoire de votre amour. Elle était malade, elle l’avait déjà été dans le passé mais vous en aviez triomphé. Une rencontre en Suisse, un départ pour Paris, le partage d’une chambre minuscule. La naissance bohème et intellectuelle d’un amour que rien ne peut éteindre.
La voix de Dirk Roofthooft était comme une flamme qui vibre dans la nuit lumineuse des souvenirs. Il a quitté son pupitre et nous avons pénétré dans cette lettre à Dorine. Vous parlez d’elle et vous parlez de vous. Vous racontez vos débuts, les rencontres, les journaux pour lesquels vous avez travaillé, votre travail d’écrivain, le labeur pour y parvenir. Vous écrivez comme Dorine vous a toujours épaulé, secondé, soutenu. Comme elle vous a toujours aimé. Vous le lui rendez avec gratitude, vous n’oubliez rien de cette histoire, vous reconnaissez vos erreurs. Comme ces onze lignes dans le Traître , votre premier essai, onze lignes où vous dites avoir défiguré Dorine, ce qu’elle représentait pour vous. Le regret est encore brûlant mais vous réparez cette trahison de onze lignes par ce texte de moins de cent pages.
Il y a aussi l’écologie politique, la maladie de Dorine, votre déménagement près de Troyes. Mais je ne voudrais pas tout déflorer. On n’expose pas ainsi l’intimité d’un autre. Il faut s’y glisser. Il fallait voir ce soir-là dans la salle comme les femmes rêvaient qu’on leur écrive de cette manière et comme les hommes rêvaient de leur écrire de cette manière. Ce soir-là, Dirk Roofthooft a parlé avec le cœur. Nous l’avons écouté avec le cœur. Et je crois que je ne pourrais lui adresser plus élogieux compliment. La voix de Dorine résonne une dernière fois dans le noir. Elle conclue d’un « oui » bouleversant ce spectacle qui l’est tout autant.
En écoutant votre texte, j’ai pensé au Pedigree de Patrick Modiano. On y trouve la même lucidité, la même limpidité. Peut-être même avez-vous lu ce texte paru en 2005. Et vous êtes partis en 2007. On vous a retrouvés le 22 septembre dans votre maison du département de l’Aube, vous vous étiez donné la mort. La symbolique est si belle. Comme vous l’espérez à la fin de votre lettre, j’espère qu’il vous a été possible d’avoir une seconde vie et que vous la passez ensemble.