critique &
création culturelle
Rencontres du théâtre jeunesse 2014

En août la pression monte pour les différents acteurs du théâtre jeunesse à Huy. Petite incursion dans cet univers impitoyable.

C’est en bord de Meuse que, depuis trente ans, se déroulent les Rencontres du théâtre jeunesse. Si, dit-on, l’eau calme les esprits, l’ambiance est néanmoins tendue dans la cour de l’IPES, « centre névralgique du festival » pour les trente-sept compagnies qui ont obtenu leur sésame. Huy, c’est la grande messe du théâtre jeune public et une vitrine extraordinaire pour les créateurs du secteur. Malgré un budget sept fois moins important que celui alloué au théâtre dit « adulte » et un processus de sélection exigeant, le nombre de nouvelles compagnies qui souhaitent tenter leur chance est en augmentation. Il s’agit d’une belle opportunité pour ces compagnies : elles peuvent en deux représentations espérer séduire un grand nombre de programmateurs venus de Belgique, France et Suisse. Ils seraient plus de six cents à se déplacer pour l’événement.

Malheureusement, tous ces enjeux ne facilitent pas le plaisir du spectateur. La tension est palpable dans la salle comme dans la cour après les représentations. Une comédienne racontait que son équipe et elle avaient eu la chance de pouvoir jouer une trentaine de fois le spectacle avant de venir le présenter à Huy et que c’était un atout pour eux alors que d’autres présentent leur travail sans avoir eu la chance de le roder. Le temps d’installation est très court. Montage du décor pendant la nuit, quelques essais techniques le lendemain matin et c’est parti. Autre particularité de ce festival : le public auquel il est censé s’adresser ne représente souvent qu’un dixième des personnes présentes dans la salle. De quoi ajouter à la longue liste des particularités qui font de Huy, une expérience étrange mais incontournable.

C’est avec curiosité que j’ai pris part pendant deux jours à la vie de ces rencontres même si le mode compétitif, que ce soit dans un stade, sur un tapis rouge ou dans une cour d’école, n’est pas intéressant à mes yeux. J’ai été touché et très agréablement surpris par le travail de quatre compagnies : Guerre du Théâtre de la Guimbarde, le Courrier des enfants du Théâtre du Tilleul, Cheveux rouges du Théâtre de la Galafronie et la Petite Fille aux allumettes de Pan ! La Compagnie.

Guerre : l’orage libérateur ?

Une proposition artistique audacieuse et de qualité. Martin Staes-Polet, auteur et metteur en scène, a conçu un spectacle exigeant qui nous emmène à la rencontre de Guerre, un jeune enfant qui porte la rancœur et le désir de vengeance de sa mère. Comment prendre conscience de son héritage et entamer un processus de réconciliation avec son passé pour pouvoir exister en dehors de ce que d’autres ont imaginé pour soi et enrayer le cercle infernal de la violence ?

Guerre rend hommage aux mots/maux et à leur poids. L’écriture de Martin Staes-Polet est concise mais manque parfois de fluidité dans les différents registres qu’elle aborde : le récit, la tragédie, la poésie. Loin des préjugés qu’on pourrait nourrir à l’endroit du théâtre jeunesse, ce spectacle aborde en profondeur des thèmes parfois troublants. Il invite dans un très beau dernier dialogue à se laisser traverser par ses émotions. On découvre une Brigitte Dedry tour à tour inquiétante, touchante et drôle, qui interprète ses différents rôles — mères, passant, juge — avec une grande sincérité.

L’énergie et la précision du travail corporel dont fait preuve Nicolas Laine pour incarner Guerre est remarquable même s’il se cantonne trop souvent dans la même tonalité alors qu’Agathe Bouvet a parfois des difficultés à trouver le ton juste tout au long de la représentation. Le tout donne une proposition théâtrale très intéressante où l’envie de faire exploser les carcans est omniprésente. Peut-être serait-il juste de se reposer la question de l’âge à partir duquel ce spectacle peut être vu pour en apprécier toute la richesse ?

Le Courrier des enfants : retour à l’expéditeur

La mission du théâtre jeunesse est évidemment d’accompagner et de donner le goût du théâtre dès le plus jeune âge. Alors que Guerre est proposé aux enfants à partir de neuf ans, le Courrier des enfants du Théâtre du Tilleul s’adresse aux enfants âgés de six à neuf ans. Ce spectacle est la suite du Bureau des histoires qui fut un gros succès. À la fin de chacune des deux cent cinquante représentations de cette dernière pièce, Carine Ermans, comédienne, co-auteur et metteur en scène, proposait aux enfants d’écrire une lettre adressée au Bureau des histoires. Elle en a reçu treize cent quarante deux. Qui a dit que la correspondance épistolaire était morte ? La génération e-mail nous montre ici à quel point écrire, envoyer ou recevoir une lettre reste un plaisir unique. Carine Ermans avait promis que chaque lettre recevrait une réponse. Par la suite, elles ont été répertoriées dans un grand cahier qui en dresse l’inventaire.

Était-ce une lettre d’amour ou de réclamation ? L’œuvre d’un garçon ou d’une fille? Était-elle accompagnée d’un dessin ? Manuscrite ou dactylographiée ? Parlait-elle de l’histoire du train, de la vache, du téléphone ? Toutes ces petites histoires ont fait boule de neige et en ont engendré de nouvelles, celles qu’on se raconte ou qu’on rêve. Des histoires saugrenues, des histoires qui font peur, des histoires d’amour… La vie, quoi. À l’aide d’un travail visuel magistralement orchestré par Yves Hoyois, nous pénétrons dans l’histoire intime de leurs expéditeurs. Nous apprenons aussi à quel point une sortie au théâtre est un moment important dans la vie des enfants, et combien toutes ces histoires suscitent chez eux réflexion et créativité. Comment rester insensible à ce spectacle qui rend hommage aux artisans du spectacle ? Le Courrier des enfants , c’est en quelque sorte le retour à l’expéditeur : l’artiste. Si vous avez dépassé le cap des neuf ans et que votre âme est restée intacte, vous y trouverez certainement votre compte et vous vous souviendrez longtemps de ces lettres pour rêver.

Cheveux rouges , l’envol du phœnix

Une toute petite heure de battement et me voilà plongé dans un univers diamétralement opposé. On ne présente plus le Théâtre de la Galafronie, qui proposait cette année Cheveux rouges . Elle s’appelait Nina, elle avait les cheveux rouges, elle était juive, résistante, prisonnière politique durant la Deuxième Guerre mondiale et c’est son histoire que sa petite fille de cœur (Caroline Bouchoms) souhaite nous faire partager. Entre théâtre documentaire et fiction, l’histoire de Nina prend forme à travers une multitude de dessins, de films, de musiques et d’enregistrements. Une histoire difficile mais racontée avec beaucoup de pudeur et d’inventivité. On y aborde la question de la guerre, la violence, la douleur mais aussi l’amour, la liberté, l’espoir et l’amitié. En toile de fond se tisse un dialogue entre la vie et la mort, entre Caroline et Nina. Ponctué de morceaux de musique klezmer et de chants yiddish interprétés par Joëlle Strauss, l’ensemble redonne vie en quelques notes à un passé révolu et une langue en voie de disparition. Les dessins au fusain de Cécile Balate accompagnent très bien les différents points de vue qui font de Cheveux rouges un spectacle singulier et touchant. Ici, pas d’images d’archives, pas d’images chocs, une grande part est laissée à notre imagination. Seul petit bémol : quelques longueurs au début du spectacle qui mériteraient d’être resserrées. Cheveux rouges suscitera un grand nombre de questions sur des sujets aussi brûlants que la discrimination, la violence, l’antisémitisme… mais elles seront abordées en douceur, comme Nina avait coutume de le faire.

La Petite Fille aux allumettes : hallucination sur fond de précarité

Revisité par Pan ! La Compagnie, la Petite Fille aux allumettes est l’un des contes les plus noirs d’Andersen. Fallait-il lui inventer une autre fin, adoucir ce moment terrible où la petite fille meurt de froid en pleine hallucination pour sauver sa mère ? C’est une des questions auxquelles la metteur en scène Julie Annen a tenté de répondre en interviewant des centaines d’enfants pendant la création. Et leurs réponses parfois très fantaisistes qui ponctuent la représentation viennent adoucir la fin tragique que nous connaissons tous. À travers cette version, c’est la question de la visibilité des familles isolées en situation précaire qui est soulevée. Et c’est en raison d’une expérience de vie similaire que Julie Annen a décidé d’adapter ce conte pour aborder cette thématique si contemporaine.

En suivant le parcours de cette petite fille déterminée qui fait tout pour réussir la mission que lui a donnée son père, le spectateur fera lui aussi un voyage halluciné ponctué de danses déjantées et de guirlandes enchantées. Julie Annen a pris le parti de ne pas représenter la petite fille mais de la faire exister à travers un formidable quatuor d’acteurs (Viviane Thiébaud, Salvatore Orlando, Peter Palasthy et Mathieu Ziegler) et un travail sonore entremêlant voix off de la petite fille (Elio Tarradellas) et des dizaines de voix d’enfants. Ce parti pris renforce la thématique de l’invisibilité d’une partie de notre société. Soulignons aussi le formidable travail de la scénographe du spectacle, Prunelle Rulens, qui décidément ne laisse aucun détail au hasard. Un spectacle ciselé qui ne vous laissera pas indifférent.

Il était temps de quitter Huy, avec le sentiment qu’il n’est pas facile d’absorber du théâtre à ce rythme : six spectacles en deux jours. On se demande vraiment dans quelles conditions travaille le jury qui décerne certains prix en fin de festival. Ce qui est certain, c’est que même si la cuvée 2014 n’a pas été extraordinaire à en croire les spécialistes du milieu, le théâtre jeunesse garantit une qualité et a des missions très précises qu’il tente de respecter avec le peu de moyens et d’égards qu’on lui accorde. Karoo s’engage à vous parler plus souvent de théâtre jeunesse et nous commencerons avec la 33e édition du Festival Noël au théâtre organisée à Bruxelles par la Chambre des théâtres pour l’enfance et la jeunesse en partenariat avec huit lieux culturels. Même si la dimension de compétition dans ce genre de manifestation n’est pas la plus intéressante, voici à titre d’information le palmarès 2014.

Le Prix de la Ville de Huy : Un truc super de la compagnie de la Casquette et Le dernier ami de Une Compagnie.

Le Prix de la Province de Liège : Au loin du Plastique Palace Théâtre

Le Prix de la Ministre de l’Enfance, Madame Joëlle Milquet : Petites furies du Zététique Théâtre.

Le Prix de la Ministre de la Jeunesse, Madame Isabelle Simonis : Tsunami de la Compagnie Renards et Saut de l’Ange de la Compagnie Agora.

Le Prix de la Ministre de l’Enseignement Secondaire, Madame Joëlle Milquet : Le Trait d’Union de la Compagnie Trou de Ver.

Le Prix de la Ministre de l’Enseignement Fondamental, Madame Joëlle Milquet : La Petite Fille aux Allumettes de Pan ! La Compagnie.

Le Prix de la Ministre de la Culture, Madame Joëlle Milquet : Gulfstream du Collectif La Station.

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