Le rideau se ferme et les dernières paroles de Louise et Ferdinand résonnent encore dans nos cœurs émus de spectateurs sensibles et... romantiques (le mot est jeté). « [R]ien pour me sauver ! Et je dois déjà partir ? – Rien pour te sauver, tu dois déjà partir, mais sois tranquille, nous ferons le chemin ensemble. » En l'espace de quelques actes dramatiques, nous aurons connu les jeunes gens tour à tour soupirants et transis d'amour, puis écorchés, séparés par les hommes, avant de finalement les retrouver à nouveau unis, enlacés dans la mort. Une fin tragique qui confirme malheureusement ce que dit la chanson : « Les histoires d'amour finissent mal, en général »...

En parlant de chanson : une petite anecdote. Il y a quelques années, à l'occasion de la sortie d'un film sur la vie de Friedrich von Schiller, la star montante du cinéma allemand Matthias Schweighöfer déclarait : « Wenn Goethe Pop ist, dann ist Schiller Rock'n'Roll » (« Si Goethe est pop, alors Schiller est rock'n'roll »). Sans revenir sur le style de vie de Friedrich von Schiller (que certains qualifieraient volontiers de bohème, voire de dissolu), il est vrai que les deux poètes incarnent deux facettes complémentaires du préromantisme allemand. Ainsi, l'on pourrait dire – pour faire référence à ce fameux Sturm und Drang sur lequel on a tant glosé –, que Goethe en serait le Sturm et Schiller le Drang ; Goethe serait la tempête et Schiller l'élan vital, l'emportement. L'on pourrait dire que quand Goethe est tourmenté, Schiller, lui, est idéaliste, quand Goethe est artiste, Schiller est révolutionnaire, quand Goethe est sentimental, Schiller se fait radical. Mais cela reviendrait bien sûr à réduire les œuvres géniales et inépuisables des deux auteurs à une dichotomie quelque peu artificielle...

Concernant Goethe, l'écrivain autrichien Thomas Bernhard avait par ailleurs raison quand il suggérait – non sans une certaine ironie –, que le poète de Weimar avait « tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles ». Avec son Faust , celui-ci avait en effet mis la barre tellement haut qu'il avait bel et bien créé une œuvre susceptible d'intimider les littérateurs germanophones pendant un bon moment. Pas de telles prouesses poétiques ou métaphysiques chez Schiller, du moins chez le Schiller des Brigands ou d' Intrigue et Amour : les sujets sont on ne peut plus terrestres, la langue – malgré un lyrisme exalté – sacrifie bien souvent à un réalisme cru. Si Schiller impressionne, c'est justement par sa liberté de ton et par la virulence de ses propos.

Alors, Schiller, rock'n'roll ? Pourquoi pas ? Comme ses futurs héritiers rockeurs contestataires et autres saltimbanques nihilistes, le Schiller d' Intrigue et Amour ne fait pas de quartier : il tire à boulets rouges sur les aristos (la classe dominante de l'époque – les marchands d'esclaves et de vertu), et n'épargne pas non plus les bourgeois à leur service (comme le bien nommé secrétaire Wurm – « vers » en allemand –, représentant allégorique de la bassesse humaine). Bref, il dézingue les corrompus de tout bord. Excessif, tant dans son usage de la langue que par la sincérité de son récit, Schiller exprime sa révolte par la bouche de ses personnages. « Ils sont planqués vos puissants », dit Louise au secrétaire Wurm, quand elle n'évoque pas cet amour « qui ébranlerait les bases de la société » (« die allgemeine ewige Ordnun g », pour reprendre les mots de Schiller). Intrigue et Amour est donc indéniablement une critique sociale et Schiller, auteur énervé, ouvre la voie des romantiques en colère, qui sera notamment poursuivie plus tard par le jeune Victor Hugo (autre écrivain rock'n'roll s'il en est) avec son Le roi s'amuse .

Un dernier mot encore sur la traduction de Kabale und Liebe / Intrigue et Amour , réalisée par Marion Bernède et Yves Beaunesne. En découvrant la nouvelle mise en scène d'Yves Beaunesne, on peut quelquefois être interpellé par les libertés qui semblent avoir été prises avec le texte de Schiller ! Le dramaturge allemand avait-il réellement écrit cela ? En relisant le texte original, on est surpris de constater à quel point la langue de Schiller peut être populaire, voire même, par moments, licencieuse. Alors, bien sûr, Schiller ne parlait pas de « clopes » mais de « tabac à priser », et cette « couille molle » de Wurm était en fait plutôt une « poule mouillée », mais Marion Bernède et Yves Beaunesne n'ont dans l'ensemble pas beaucoup modifié les paroles de Schiller : ce sont celles-ci qui paraissent plus contemporaines qu'elles ne le sont en réalité. Et puis, les petites incartades que les traducteurs se sont permises ne sont-elles pas, au fond, une manière de respecter l'esprit contestataire de la pièce ? « Les mots sont des cadavres glacés que seul l’amour ramène à la vie », dit Louise à son père. Dans ce cas, aimons le texte de Schiller, afin qu'il vive encore longtemps !