Dans l’ambiance organique et végétale d’une scénographie de voiles colorés suspendus et de feuillages, une voix susurre un message. Indéchiffrable depuis la salle, il s’avère envoûtant pour les personnages sur scène. Ce souffle unit et sépare les corps anonymes des danseurs aux visages emmaillotés. Elle les magnétise. Les corps aveugles circulent, comme perdus, dans un espace trouble jusqu’à ce que la chanteuse-prêtresse les rende à leur singularité, et peut-être à leur humanité, en découvrant leur visage. La chanteuse sud-africaine Tutu Puoane, impliquée physiquement dans l’espace de jeu et passant d’un registre vocal à l’autre, traverse toute la pièce de sa présence mystérieuse et fascinante. La communauté aux allures primitives semble, quant à elle, entrer dans le topos de l’être social, lieu de la rencontre, de l’amour et de la dualité. Commence alors une plongée dans les relations au sein du groupe, illustrées par quelques références mythologiques, l’évocation de comportements sociétaux contemporains et d’autres utopies individuelles.

La constitution du groupe fait naître le jeu, la tentation, la provocation, l’abandon. Serait-ce là des termes qui définissent l’amour ? On y reconnait des moteurs de la matière chorégraphique que Wim Vandekeybus a développés depuis les années 1980. Ce langage physique est reconnaissable notamment par la virtuosité des duos qui en fait une signature majeure. Avec la complicité de ses interprètes, le chorégraphe est parvenu à une écriture singulière où les corps, semblant défier la pesanteur, entrent en collision, sont projetés dans les airs ou à terre pour resurgir dans la verticalité avec toujours plus de vitalité. Ce travail de duo, central dans cette dernière création, dépeint une certaine vision du rapport amoureux où la relation est souvent identifiée par l’interdépendance des partenaires dans un rapport de force. Qu’il soit homme ou femme, l’individu est en permanence à la recherche du contact de l’autre autant que dans le rejet et ce, de façon alternée ou simultanée. La question demeure souvent de savoir qui des deux aura le dessus sur l’autre. Cette relation est symbolisée notamment par un objet de l’union et de l’enfermement : une corde. Cette corde, un personnage énigmatique au visage voilé la jette d’abord au hasard vers le public tout en errant en bord de scène. Si le spectateur se voit alors comme un appât passif, il est attendu que les rôles s’inversent et qu’il endosse le rôle du « pêcheur » – sauveur, consommateur, prédateur ? – pour la danseuse qui, avant le noir final, attend désespérément d’être happée. Cette corde aura été, au cours de la représentation, tour à tour un medium de contrainte et de solidarité. Ce lien matériel impose ainsi la constitution du groupe auquel les interprètes tentent d’échapper, et se révèle ensuite tel l’outil qui unit les forces, comme pour des marins embarqués ensemble dans la tempête.

La qualité de la réalisation et la dimension spectaculaire portée ensemble par la musique live, les danseurs et la scénographie sont incontestables, mais Speak Low if You Speak Love s’essouffle dans son propre système. La succession, voire l’accumulation, d’événements et de citations installe un rythme qui ne surprend plus. Les tableaux glissent progressivement vers le clin d’œil que l’élaboration dramaturgique ne parvient pas à dépasser. Non dénuées d’humour, les scènes souffrent pourtant d’une hyper-dramatisation qui laisse une ombre de grotesque les survoler. Et bien que tentant de contourner toute forme de narrativité, la pièce s’y engouffre. Aussi le lien – matériau récurrent parmi d’autres objets sur scène – est abandonné aux mains du spectateur qui doit construire son propre chemin dans le labyrinthe tracé par les évocations du Dieu Thor ou de Cupidon, les battles performatives, les jeux de séduction, la sensualité, la sexualité et encore les danses d’inspiration folklorique.