critique &
création culturelle
Tok Toc Knocking
on Brussels’ doors…

Tel un vieil ami perdu de vue, le KVS (Koninklijke Vlaamse Schouwburg) quitte ses murs le temps d’une saison et vient frapper aux portes des Bruxellois, dans trois quartiers de la ville. Arrêt sur le programme du Tok Toc Knock Festival et sur la réflexion qu’il induit, en compagnie de Willy Thomas, coordinateur du projet pour le KVS.

Tel un vieil ami perdu de vue, le KVS (Koninklijke Vlaamse Schouwburg) quitte ses murs le temps d’une saison et vient frapper aux portes des Bruxellois, dans trois quartiers de la ville. Arrêt sur le programme du Tok Toc Knock Festival et sur la réflexion qu’il induit, en compagnie de Willy Thomas, coordinateur du projet pour le KVS.

— Tok Toc Knock !
— Wie is daar ?
— Oh, c’est toi !
— Long time no see !…

Elle prend ses racines dans une réflexion personnelle que Willy Thomas mûrit depuis plus de vingt ans. C’est au sein de la petite compagnie Dito Dito, qu’il a fondée avec Guy Dermul, que Willy se met à réfléchir au rapport à sa ville (Bruxelles) et à toutes ses composantes, linguistiques notamment. Au début des années 1990, le Vlaams Blok déboule sur la scène politique belge. Celui-ci, explique Willy Thomas, va non seulement ouvrir un champ légitime pour le racisme , mais aussi faire émerger la question de la langue néerlandaise face à l’oppression francophone . Dès lors, Dito Dito se demandera ce que signifie être une compagnie néerlandophone dans cette ville de Bruxelles : C’était bien beau de dire que Bruxelles était intéressante car multiculturelle mais en réalité on ne faisait rien de toute cette matière. C’était juste une espèce de contexte nourrissant pour le travail d’artiste, mais nous restions canalisés par notre langue. Notre présence à Bruxelles était essentiellement linguistique, et c’est par les réseaux flamands que l’on existait. Pour pallier ce manque, Guy et Willy ont avant tout recherché les collaborations avec des francophones (notamment avec le collectif Transquinquennal).

De plus en plus, on se retrouvait à Bruxelles comme compagnie bruxelloise, et on a commencé à voyager dans notre ville : on allait jouer du côté flamand, mais aussi du côté francophone.

Au début des années 2000, à la suite de rénovations dans le bâtiment principal, le KVS se déplace vers Molenbeek, et est confronté de plein fouet à la réalité du quartier. Pour s’y adapter, la direction du KVS fait appel aux compétences de Willy Thomas et Guy Dermul, reconnus pour leur attachement à la problématique de la rencontre entre théâtre et ville. Et, lorsque le KVS réinvestit ses bâtiments dans le centre-ville, la réflexion poursuit son chemin. Devenu membre à part entière du KVS, Willy explique : Nous nous sommes donné quelques années pour retrouver notre public au moyen d’une programmation plus conventionnelle. Mais on ne perdait pas de vue qu’on devait devenir un vrai théâtre de ville, qui serait une sorte de plateforme urbaine, car on avait perdu le contact avec la ville, avec la réalité. Il y a trois ans, on a commencé à vraiment réfléchir : comment rétablir ce lien ? Luk Gielens, metteur en scène associé au KVS à l’époque, et moi-même avons décidé de poser un grand geste, un geste incontournable pour toute la maison du KVS, mais aussi pour les spectateurs : durant une saison complète, nous quitterions carrément “la maison” et nous investirions tout (moyens, énergie, temps) à l’extérieur. Il y a encore des pièces qui se jouent au KVS cette année, mais ce ne sont pas des créations. Ce sont d’anciennes pièces de notre répertoire, qui racontent en quelque sorte le passé et l’évolution du KVS. Les salles de théâtre ont certainement encore un grand avenir. Mais il faut oser sortir dans la rue, car la tradition du théâtre est d’être un miroir de la société. Or, pour le moment, il y a tout un pan de cette réalité qui ne se retrouve pas dans ce miroir.

Sortir, oui, mais où ?

La ville de Bruxelles est riche de quartiers aussi spécifiques que divers. Il fallait pourtant faire un choix, basé sur des critères à la fois pratiques et dramaturgiques. Dramaturgiques, car les zones choisies sont porteuses d’enjeux forts : la Cité modèle de Laeken est un ensemble de logements sociaux, sujet qui secoue l’actualité actuelle. Elle a été conçue à la fin des années 1950 par Renaat Braem, grand utopiste, dans une période d’optimisme ambiant. La question est de savoir où ce quartier en est maintenant , souligne Willy. Le « croissant pauvre », ensuite, est représenté par Saint-Josse-Ten-Noode, qui a connu le « règne » de Guy Cudell pendant quarante-sept ans. Ce bourgmestre haut en couleur, internationaliste et socialiste convaincu, responsable jusqu’à sa mort de la commune la plus petite, la plus allochtone et la plus pauvre de Belgique, a marqué le quartier de son empreinte. Cela constitue une belle histoire à raconter. Et enfin, Tok Toc Knock s’implantera dans le quartier européen, qui est à la fois en contraste avec Saint-Josse, et sujet à de grandes tensions, notamment sur les effets de la construction. Par ailleurs, c’est une partie de la ville qui est à cheval sur trois communes, ce qui est aussi intéressant.

Critères pratiques également, car il fallait se donner le temps d’appréhender l’âme des quartiers choisis — ce qui supposait un choix restreint, du moins pour une première édition. Le titre du projet se veut, en ce sens, évocateur, tant de la diversité linguistique de la ville qu’il met en lumière, et qui ne doit pas rester anecdotique, que du geste qu’il rappelle : Lorsqu’on frappe à une porte, il y a deux côtés. Nous faisons le pas de nous déplacer hors de nos murs, vers la ville, mais nous ne voulons pas arriver avec des projets bien déterminés et nous contenter de faire une représentation dans ces quartiers. Ce que Willy Thomas requiert des dix-sept artistes impliqués est donc bien plus complexe. Il s’agit pour eux de créer sur la base de l’endroit où ils se trouvent, et donc d’en comprendre la réalité. C’est ainsi que le projet espère saisir la super-diversité bruxelloise. ous leur avons dit qu’ils pouvaient échouer. C’est aussi ça qui est intéressant : voir quelles sont les alternatives hors du KVS, quel espace devient libre. Il semble par ailleurs que cette approche rejoigne les attentes des plus jeunes : De plus en plus, les artistes qui sortent de l’école se retrouvent en ville, réfléchissent, essaient de traduire cette complexité dans leurs œuvres , explique Willy Thomas. Les artistes de Tok Toc Knock investiront donc trois quartiers de Bruxelles, avec la seule contrainte de créer du sens à partir de la réalité locale .

Et le temps file

Pour leur permettre de mener à bien ces expérimentations, une solide logistique a été nécessaire : il s’agissait de trouver suffisamment d’endroits, de bâtiments, capables d’accueillir non seulement les créations des artistes mais aussi leur réflexion. Plusieurs d’entre eux ont même fait le choix de travailler à portes ouvertes, invitant le passant à entrer pour observer le processus créatif et échanger avec l’artiste. C’est le cas de Simon Allemeers, qui travaillera rue des Deux Églises, et pour lequel il a fallu trouver un appartement couplé à un magasin, libre durant six mois. Pour Thomas Bellinck (voir entretien), c’est un espace capable d’accueillir son Mus.eu qu’il a fallu dénicher : C’est un peu tombé du ciel , se souvient Willy à propos de la découverte de ce bâtiment désaffecté de plusieurs étages, situé rue du Clocher.

Le projet ne se veut pas non plus intrusif : si l’on ne peut exclure les habitants, dès lors qu’on veut comprendre leur quartier, la volonté n’est pas non plus de les forcer à « se convertir à l’art ». Malgré tout, les artistes déjà au travail ont réussi à créer une certaine interaction : Il y a des gens qui réagissent à la démarche, ce n’est pas uniquement destiné à un cercle d’initiés. Dans la Cité modèle, les jeunes du quartier, plutôt opposés à Tok Toc Knock au départ, ont finalement créé une maquette de leur terrain de foot « idéal » — dont les ambitions restent fort raisonnables — grâce à l’aide de l’architecte Jozef Wouters.

Concrètement, Tok Toc Knock revêtira son habit de fête à trois reprises : outre les processus créatifs « en vitrine », un festival sera organisé dans chaque quartier. Spectacles, débats, promenades guidées, musées sont au menu. Les premières recherches ont déjà abouti, lors du festival de la Cité modèle qui a eu lieu du 17 novembre au 2 décembre. Le prochain rendez-vous est fixé à Saint-Josse (du 16 février au 3 mars, avec pour centre le Théâtre de la Vie). Pour finir, c’est le quartier européen qui sera mis à l’honneur, en mai 2013.

Et après ? Retour au KVS avec, si possible, un rendez-vous majeur regroupant toutes les parties prenantes au projet. C’est encore flou. Mais on veut rentrer à la maison. Et, de toute façon, il y aura une fête !

Anne-Sophie Gousenbourger

Cet article est précédemment paru dans la revue Représentations n o 8.

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