critique &
création culturelle
Masculin ou masculins ?
L’écriture par le vêtement

Le réveil sonne. Se lever de son lit, se préparer, s’habiller : mettre un pantalon, des chaussures et une veste. Sortir. Vous venez de répéter des normes de genres et d'interagir socialement. Pourtant vous n’avez encore rencontré personne… Détours par l’exposition Masculinités .

Des chemises, des cravates, un col roulé, des bottes et des jupes. Ouvrez votre garde-robe, on va explorer votre « masculinité ». On commence par un justaucorps façon Louis XVI. Ambiance obscure. Pas de panique on vous donne une lampe de poche pour visiter l’expo. Derrière les vitrines, des mannequins masculins, des silhouettes toutes semblables, faiblement éclairées. J’avance, les silhouettes restent mais l’habit change. Du costume noir aux sarong et djellaba. L’expo s’appelle Masculinities . Au pluriel et ça a son importance.

Un écart culturel et on s’interroge sur nos propres codes. La robe et la jupe : coupes féminines ? Pourtant, en Afrique, la djellaba et le boubou sont aussi masculins. Sans oublier notre ami François Ier et sa belle toge. La robe cache le corps et marque une séparation avec la société. De cette façon, le clergé se distingue du peuple.

Les vêtements dessinent les frontières du genre. Le masculin s’incarne dans le vêtement. Cravates, chemises et pantalons agissent comme un code pour reconnaître un homme. Ce langage dit « j’appartiens au groupe masculin ». L’exposition nous invite à sonder d’autres langages : le langage non-binaire, le langage streetwear , le langage androgyne. Des formes d’expression qui se débarrassent des habits traditionnels masculins. D’autres voies, d’autres façon de composer, de créer et d’écrire le genre pour ajouter de la multiplicité et de la nuance dans ce « qu’être un homme ». Du dandy à l’homme vulnérable, des couleurs à la sobriété monochrome. Quel style domine ? Quel style s’affirme ? Quel style s’oppose ? On est passé de la somptuosité et l’oisiveté érigés comme normes par les aristocrates au costume neutre de l’éthique protestante du travail.

Tu te rappelles ? Un jeune interpelle Emmanuel Macron lors d’un déplacement. « Moi je n’ai pas les sous pour me payer un costume », dit-il. Macron lui répond « La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler. » Le costume comme symbole de réussite sociale. L’exposition devient donc une interrogation ; un miroir de notre société sur le thème de la masculinité. Et quoi de mieux comme point d’entrée que ce qui couvre l’homme ou ne le recouvre pas.

S’habiller ne va pas de soi. Pourquoi arborer des vêtements ? Pourquoi est-ce tabou pour l’homme de porter un t-shirt transparent ? L’homme peut-il se montrer vulnérable ? Le vêtement lui sert à affirmer sa virilité et ne pas paraitre exposé, fébrile. Penser le vêtement, c’est aussi penser la nudité. Quand on voit mon torse, je m’expose. Dans d’autres cultures pourtant, l’habit par excellence est le torse nu. Je pense aux sociétés aborigènes ou aux cultures pré-colombiennes. Les règles vestimentaires se construisent dans notre relation à l’environnement ou la vie en société. Il n’est pas convenable de venir en rendez-vous torse nu. Toutes les normes d’interactions se retrouvent jusque dans nos vêtements.

En flânant dans le centre, sur la rue d’en-face j’aperçois un homme barbu, ourlets à son pantalon, la plante de ses pieds noirs. Il marchait pieds nus. Étonné, j’ai suivi du regard sa route pendant quelques instants. Puis j’ai souri. J’ai pensé : « ce n’est pas convenable ». Il n’est pas admis en société de marcher pieds nus. Porter des chaussures répond à des pratiques de civilités. Nos sociétés occidentales ont construit tout un dispositif de relation à notre environnement dans une cassure, une coupure, un décalage. Le vêtement émane de cette distinction. Il ne nous protège pas contre l’hostilité du climat ou de la jungle urbaine mais nous oblige pour seoir encore mieux aux règles d’interaction sociales. Dans d’autres cultures, marcher pieds nus est la norme pour se connecter à la terre, pour sentir le vivant et pour vivre un rapport au réel dans une forme de continuité entre corps et environnement.

Masculinité ? Ou plutôt masculinités. Le viril, le vulnérable, l’aventurier ou le dandy ? L’exposition conjugue le masculin au pluriel mais la mode commence à se penser d’abord par les différents corps et silhouettes. Derrière les vitrines, je vois toujours le même mannequin, un homme le cou fort et saillant, les bras assez large, le buste musclé et la taille adéquate. Le vêtement est un dialogue avec le corps. Pouvons-nous penser différentes masculinités sans les différents corps ?

Le paradoxe de l’exposition prospère et excelle aussi derrière les vitrines de magasins. Les marques fêtent la diversité des corps à chaque slogan pubs mais exposent toujours la même définition standard du corps masculin et confirment l’unicité du genre. La volatilité des collections se succèdent mais subsistent encore le même mannequin depuis des années.

Quand on me demande :

« Tu pourrais porter une robe, toi ? »

« Ah non une robe jamais. »

« Un t-shirt transparent ? »

« Encore moins. »

Quand on catégorise : « Ça c’est pour les filles et ça c’est pour les garçons », ne confondons pas. Ce sont les codes de genres qui s’expriment. Et ils n’aiment pas être bousculés. Ces questions répondent à des standards de la masculinité au singulier. Pas trop de couleurs, pas trop d’extravagance, pas de robes, pas de paillettes. Il faut correspondre aux codes du masculin. « Une seule façon de comprendre l’homme », nous dit la société. La masculinité se construit en opposition à la féminité. Et cela commence par la garde-robe. Mais les créateurs de mode actuels jouent en permanence sur le genre. Quand je regarde un défilé je me dis parfois : « Mais c’est quoi ça, encore ? », « Mais je ne mettrais jamais ça », « Mais ils sont sérieux ? » Les créateurs de mode conçoivent plus que des vêtements : ils dérangent. Ils travaillent dans le champ de la masculinité pour la déplacer et la nuancer. Ce sont des pionniers. Voilà pourquoi on n’aime pas les défilés : on n’y comprend rien. Ils nous bousculent dans notre zone rassurante des clichés de genres. Ils reprennent des tuniques Louis XVI et fabriquent des jupes pour hommes. Alors on s’étonne et on tourne la tête. Parfois on pousse un soupir.

- Moi porter ça ?

- Jamais.

C’est notre rigidité bien accrochée à notre masculinité qui s’exprime. La mode comme art le plus avant-gardiste, le plus ancré socialement et le plus inventif. Toute révolte commence par le vêtement. Il se termine aussi par lui comme dernier geste de cohérence. On s’affirme contre l’ordre de genre imposé par la société, contre un type univoque de masculinité, contre les normes qui définissent nos interactions. On résiste et on participe à modéliser des nouvelles façons de s’habiller : on construit des ponts entre masculin et féminin, on s’inspire d’autres cultures avec un rapport différent à l’environnement, on repense nos modèles de sociétés sans catégoriser et enfermer.

Chaque maison a sa définition de la masculinité. L’identité de VERSACE se manifeste par l’homme paon, l’excès, les volutes dorées et le style baroque de la Grèce antique. La signature de Karl Lagerfeld dans le noir/blanc, les tons sobres, et le raffinement dans les accessoires. La mode se construit, se crée en forage, en questionnant et en s’insérant dans les normes, les classes sociales, les genres et les frontières culturelles. « Seuls les gens superficiels ne jugent pas sur l’apparence », mais l’apparence contient elle aussi sa profondeur.

Pour connaitre le fond des eaux, on caresse l’écume et on estime la forme des vagues. Pour connaitre l’oursin, son épiderme suffit. Certaines surfaces piquent et contestent, d’autres sont douces, coopératives, complices.

Un pantalon, une jupe, une chemise ou un costard. Une garde-robe pour beaucoup de codes.

Masculinités

Musée de la mode et de la dentelle, Bruxelles

Du 28 août 2020 au 13 juin 20121