Aftersun
Premier long-métrage de la réalisatrice écossaise Charlotte Wells, Aftersun nous enveloppe de sa douce lumière d’été et nous plonge dans la mélancolie des souvenirs d’enfance à travers le regard qu’une petite fille devenue adulte porte sur son père, cet être énigmatique qu’elle a tant aimé.
L’écran s’allume et le ronronnement mécanique d’une cassette que l’on rembobine retentit dans la salle. Marche. Arrêt. Marche. Arrêt. La recherche d’un passage particulier est en cours. Peu à peu, cette ritournelle évolue en celle plus frénétique de la mise au point d’un caméscope numérique. Une mélodie que nous n’entendons plus beaucoup aujourd’hui, habitués au fonctionnement silencieux des caméras dont sont munis nos smartphones. À l’écran apparaît un jeune homme occupé à effectuer un enchaînement de mouvements sur le balcon d’une chambre d’hôtel. L’image est mouvante, fébrile, maladroite. Le cadre semble difficile à stabiliser. La caméra est en fait tenue par Sophie, 11 ans, qui s’apprête à réaliser une petite interview de Calum, son père, à la veille de ses 31 ans. L’instant est complice, le ton joyeux, les rires sincères : « Quand tu avais onze ans, qu’imaginais-tu être devenu à l’âge que tu as maintenant ? » En guise de réponse, Calum tourne la tête et échappe à l’objectif. L’image se fige. Se dessine alors, tel un reflet dans un écran, la silhouette d’une jeune femme assise dans un canapé tenant un caméscope à la main.
Primé au Festival de Cannes et au Festival du cinéma américain de Deauville, Aftersun traite de la mémoire et du souvenir que nous avons de notre enfance. C’est aussi et surtout un film qui aborde de façon sensible et lumineuse le regard que, enfants, nous portons sur nos parents, ces superhéros dont nous nous rendons compte en grandissant qu’ils sont des êtres humains mortels et donc imparfaits. Nos parents ont eu une vie avant nous. Une existence faite de rêves et d’espoirs, de doutes et de peurs, de secrets et de traumatismes. Leur monde intérieur ne disparaît pas à notre naissance. Ils apprennent simplement à composer tout en nous élevant du mieux qu’ils le peuvent. Et cela, nous ne le comprenons qu’une fois devenus adultes nous-mêmes. Nous posons alors sur eux un regard différent et nous imaginons que, les années ayant passé, nous sommes à présent capables de percer à jour le mystère qu’ils représentent pour nous. Mais est-ce réellement possible ?
Pour répondre à cette question, Charlotte Wells choisit de construire son récit sur deux temporalités séparées d’une petite vingtaine d’années. D’un côté, la station balnéaire turque baignée de soleil où Sophie et Calum passent leurs vacances d’été à la fin des années nonante. Des vacances rythmées par des baignades dans la mer, des soirées karaoké, des parties de billard et des siestes au bord de la piscine. De l’autre, une boîte de nuit new-yorkaise où Sophie, adulte, danse parmi une foule d’inconnus sous les éclairs d’une lumière stroboscopique. Par une alternance de flashs qui surviennent dès les premières minutes du film, nous comprenons rapidement que le point de vue global de l’histoire est le sien, et que Charlotte Wells nous invite à nous immerger, avec sa protagoniste, dans cette matière mystérieuse et insaisissable dont est faite la mémoire. Ainsi, tel un enfant qui s’amuse à récolter des petits galets lancés dans le fond de la piscine, nous inspirons profondément et nous plongeons avec Sophie à la recherche de fragments nous permettant de reconstituer la personnalité d’un père dont certains comportements laissent songeurs. Comme celui de faire de la plongée sans permis, de traverser la route sans faire attention au trafic, de cracher sur son reflet dans le miroir de la salle de bain, ou d’entrer, en pleine nuit, dans les rouleaux noirs formés par les vagues d’une mer agitée. Au fur et à mesure que le récit progresse, il devient ainsi clair que Calum est en prise avec des démons intérieurs.
Toute l’intelligence de l’œuvre de Charlotte Wells consiste alors à ne pas chercher à expliquer les raisons de ce vague à l’âme dans lequel semble se noyer Calum. Rien n’est verbalisé, ou si peu. Ce que la réalisatrice souhaite révéler, elle le fait à travers la réalisation et laisse le spectateur interpréter avec sa protagoniste. Et ce père que nous cherchons avec elle ne cesse de nous échapper. Cela se ressent particulièrement dans la manière dont la réalisatrice cadre son personnage masculin. À de multiples reprises, la caméra le filme de dos et son corps est régulièrement positionné aux bords du cadre, quand il n’en est pas complètement exclu, n’apparaissant que dans le reflet d’un miroir, d’une vitre ou de l’écran éteint d’une télévision. Ces techniques de réalisation consistant à fragmenter le corps de l’acteur, à le décentrer, à le rendre à la fois présent et absent dans l’image, contribuent subtilement à nous le rendre distant et insaisissable.
Cette sensation de distance avec le personnage de Calum est renforcée par le jeu d’acteur tout en intériorité de Paul Mescal, comédien irlandais révélé par son rôle dans la série Normal People et dont la performance dans Aftersun lui offre, à 27 ans, une première nomination à l’Oscar du meilleur acteur. Il est réellement bouleversant de justesse dans le rôle de ce jeune père qui donne le meilleur de lui-même pour faire vivre à sa fille des moments de qualité. Et malgré ses tourments, il y arrive parfaitement. Lorsque Calum demande à Sophie si elle passe de bonnes vacances, celle-ci lui répond : « les meilleures », et poursuit en lui demandant pourquoi ils ne resteraient pas là pour toujours. Le père et la fille ont réellement une relation très positive, teintée d’amour, de tendresse et de complicité. C’est en laissant les instants qu’ils vivent être heureux, et en semant, par un montage poétique et délicat, des indices sur l’état de santé mentale de Calum que Wells fait naître l’émotion chez le spectateur en qui le doute s’immisce quant à l’issue de la bataille intérieure qu’il est en train de mener.
Aftersun nous rappelle également le pouvoir presque magique de la musique pour ajouter du sens à une image et susciter l’émotion. Charlotte Wells l’utilise pour appuyer l’état mental dans lequel se trouvent les personnages, comme c’est le cas dans la séquence où Calum invite Sophie à danser sur Under Pressure , tube de Bowie et Mercury dont les paroles semblent avoir littéralement été écrites pour lui. Elle s’en sert également pour créer un contraste avec la joie qui se dégage de certaines scènes. Elle confie ainsi la bande originale au violoncelliste Oliver Coates dont les mélodies planantes et éthérées viennent souligner le caractère éphémère de ces instants de bonheur et rappeler ce qu’ils sont réellement, à savoir des souvenirs.
Avec Aftersun , Charlotte Wells signe un premier long-métrage d’une beauté et d’une force époustouflantes porté par un duo d’acteurs éblouissant de sincérité. À travers une écriture sensible et une mise en scène parfaitement maîtrisée, elle dépeint avec justesse la complexité des émotions et des relations humaines ainsi que le difficile et douloureux travail de réconciliation avec notre passé. La réussite de son film résulte de sa capacité à impliquer le spectateur dans le récit et à le laisser assembler lui-même les pièces du puzzle. Dans l’intimité de cette relation père-fille dont elle nous raconte l’histoire, elle nous invite à nous questionner sur des thématiques universelles. De quoi sont faits nos souvenirs ? À quel point connaissons-nous les gens que nous aimons ? Est-il nécessaire de chercher à percer le mystère qui les entourent ? Replonger dans le passé peut-il réellement nous aider à mieux vivre le présent ? Des questions que nous continuerons à nous poser bien après que le soleil d’été se soit couché, et dont la dernière fera certainement sourire notre cœur, comme le ferait un parfum de crème solaire respiré dans l’air glacial du creux de l’hiver.