Dans sa pièce Akila, le tissu d’Antigone (Lansman Éditeur, novembre 2020), Marine Bachelot Nguyen s’empare de problématiques graves du terrorisme au racisme, en passant par la famille, sur un ton à la fois poétique et incisif, tout en empruntant au mythe son héroïne tragique.
Akila, rebelle mais se refusant d’être martyre, est une jeune adolescente de terminale contre qui le sort s’acharne. Ses deux frères sont morts : l’aîné a été tué lors d’une intervention policière, et le second est responsable d’un attentat ayant causé la mort de plusieurs personnes. Tout commence lors d’une minute de silence observée en commémoration des victimes de cette tragédie : elle se couvre les cheveux d’un voile blanc et déclenche un conflit plein de ramifications.
Entre folie et lâcheté, je choisis ma tare congénitale. Vous fuyez et moi j’affronte, je n’aurai pas honte devant Dieu.
Les événements se succèdent rapidement. Le proviseur, dévoué à la cause de la République, tente de sermonner la jeune fille : elle devrait faire profil bas étant donné les circonstances ; ses parents, honteux, refusent de la soutenir dans sa démarche d’assister aux funérailles de son frère ; sa sœur ne semble pas vouloir l’aider… Akila a pour seul soutien Hino, son amoureux, qui est aussi le neveu du proviseur. La jeune fille se trouve alors perdue entre deux conflits : l’un au lycée puisqu’elle se détourne de la République en ne respectant pas la doctrine de la laïcité, et l’autre au sein même de son foyer où elle semble décevoir ses parents. Tant au niveau des personnages qu’à celui des enjeux mobilisés, on voit se dessiner les différents liens qui unissent Akila à l’héroïne tragique Antigone. Chacune se dresse contre la volonté de ses pairs dans le but d’offrir les rites funéraires à un frère mort dans des circonstances indignes. En s’opposant ainsi, elles créent des conflits qui bousculent les codes établis. Antigone dénonce la politique de la cité, et Akila l’élément déclencheur d’une lutte contre le conservatisme. À l’instar d’Hémon dans la tragédie grecque, Hino s’oppose à son oncle, confrontant ainsi deux idéologies : l’une vieillie et l’autre progressiste. Si Antigone est emmurée vivante, Akila est enfermée seule dans un local… Toutefois, les ressemblances s’estompent quand vient la fin de la pièce : à l’inverse de l’ Antigone de Sophocle, l’issue d’ Akila, le tissu d’Antigone suggère une lueur d’espoir combative. Il semblerait finalement que si le mythe d’ Antigone est si souvent réinterprété par les dramaturges, c’est pour les possibilités de discussion qu’il offre et le sentiment d’insurrection qu’il fait naître. De la même façon que Jean Anouilh dénonçait le fascisme en 1944, chaque génération d’auteurs peut revisiter le mythe en regard des injustices qui lui sont contemporaines.
Dans son récit, l’autrice s’empare d’une multitude thématiques politiques contemporaines. Si les questions des attentats et du terrorisme semblent centrales, elles ne sont pas les seules évoquées. Le thème de la laïcité intervient à plusieurs reprises, soulevé par les personnages : tantôt pour dénoncer le comportement d’Akila, tantôt pour justifier le racisme explicite de certains professeurs. Très vite, les amalgames sont établis entre le port du voile et l’acte terroriste, et ce, à l’image des réactions dont on a pu être témoins quand ces événements ont eu lieu en France en 2015.
Dès lors que religion et droits des individus sont abordés, la question de la liberté fait surface. Dans Akila, le tissu d’Antigone , on ne peut passer à côté de ce principe fondamental. On l’interroge vivement à travers le regard de chaque personnage, et notamment des jeunes qui construisent progressivement, dans l’enceinte du lycée, une forme de résistance. Les élèves s’organisent et prennent l’antenne pour diffuser des messages radios afin défendre leur amie. Ils sont déterminés à faire plier la direction dans le but de permettre à Akila de quitter le local où elle est isolée tant qu’elle ne se décide pas à retirer ce voile qui sème la discorde au sein du corps éducatif. Akila devient alors, malgré elle, le symbole d’un combat aux enjeux encore plus grands. Pour soutenir leur propos, les élèves s’emparent de leur cours d’histoire, détournant ainsi les célèbres citations de Radio Londres :
Ici Londry… Ici Londry…
Première émission de notre programme
« Les Bougnoules parlent aux Bougnoules… »
[…]
L’heure de l’action a sonné !
Évidemment, la réception de ces messages est double. Certains professeurs crient à l’« attentat », au scandale, tandis que d’autres se réjouissent du fait que leurs élèves sont capables de s’approprier leurs cours et de les utiliser à leurs propres fins. « Derrière les mots, certaines idéologies se propagent… » : c’est là que s’inscrit la révolte inconsciemment initiée par le geste d’Akila. Les jeunes sont de plus en plus créatifs dans leur prise de parole sur cette radio pirate et vont jusqu’à dénoncer le consumérisme en mettant en scène plusieurs personnalités du monde économique. Chaque émission radio va plus loin sur le ton de l’humour et encourage davantage la réflexion autour de grandes questions.
Vous ne comprenez rien à la France d’aujourd’hui. Les choses bougent, cette génération ne se laissera pas faire. Leur coup d’éclat en est la preuve.
Dans ce récit, tout devient matière à s’insurger contre l’absurdité de la société dans laquelle on évolue, et c’est là que se trouve le tour de force de Marine Bachelot Nguyen. Racisme, féminisme, violences policières, consumérisme, laïcité, terrorisme, justice, pauvreté… Il n’est pas un thème qu’ Akila, le tissu d’Antigone ne prend pas le parti de soulever dans un style à la fois vif et poétique. Le plus explicite témoin de cette poésie est traduit par la longue tirade qui clôt la pièce. Forte de son anaphore : « Nous sommes… », elle retrace le passé de la France et n’omet pas l’importance de son histoire coloniale, invitant ainsi à remettre en perspective des acquis trop souvent oubliés.
Nous sommes la France puisque la France est venue nous chercher
Nous sommes la France puisque la France est venue nous civiliser
[…]
Nous sommes une France à venir
Des corps et des âmes qui vivent, qui aiment et qui trépignent