Alpha de Julia Ducournau
Au plus profond de la chair

Quatre ans après Titane (Palme d’Or à Cannes en 2021), Julia Ducournau est de retour avec son troisième long métrage : Alpha. Connue pour son cinéma visuel et dérangeant, elle s’écarte légèrement de cette voie pour livrer une histoire plus intime. Pas inintéressant, on ressort tout de même de la salle avec un manque : celui du gore et de scènes chocs. Partie remise ?
Depuis Grave, qui avait fait l’effet d’une petite bombe dans le paysage cinématographique français, chaque nouveau projet de Julia Ducournau est attendu de pied ferme par le public et la critique. Avec Alpha, elle revient cette fois-ci à une réalité un brin moins fantastique que dans Titane, son second long-métrage, mais toujours avec ce qui fait la force de son cinéma : une réalisation maîtrisée et des scènes qui marquent.
Alpha (Mélissa Boros), jeune fille de 13 ans, voit sa vie basculer le jour où elle rentre chez elle avec un « A » tatoué sur le bras après une soirée trop arrosée. Craignant que l’aiguille n’ait pas été stérilisée, sa mère (Golshifteh Farahani), infirmière, s'en inquiète car un étrange virus circule, qui transforme les personnes infectées en statues. Et lorsque l’oncle toxicomane (Tahar Rahim), touché par cette mystérieuse maladie quelques années auparavant, décide de venir s’installer chez eux, d’obscurs souvenirs vont refaire surface chez la mère.

Là où il était question du rapport à la chair dans Grave et à l’acier dans Titane, le corps est à nouveau au centre du récit dans Alpha. Julia Ducournau explore, à sa façon, la crise du sida qui a frappé la France dans les années 80-90. Ici, le virus, encore relativement méconnu de la population, transforme les personnes infectées en pierre. Résultat : les hôpitaux de la ville sont saturés de patients voyant leur corps se métamorphoser petit à petit. Cette métaphore, tout à fait transparente dans le film, reflète la volonté de la metteuse en scène de « [...] ne pas faire un film social ou historique, mais un film qui vienne réveiller ces peurs en nous et nous les fasse résonner aujourd’hui »1. Cela se ressent particulièrement dans le quotidien d’Alpha après son tatouage. Elle est moquée, suscite la peur et le dégoût auprès des autres élèves de son école. Autant de réactions qui font écho aux violences que pouvaient subir les personnes atteintes du VIH par le passé.
Dans sa structure, le film est régulièrement entrecoupé de flashbacks montrant les premières découvertes du virus, oscillant ainsi entre deux époques bien distinctes, marquées notamment par une teinte visuelle différente. « On a cherché, pour le passé, à retrouver le look des photos qu’on prenait avec nos appareils jetables Kodak, qui donnaient ces couleurs chaudes et denses, sursaturées, évoquant une certaine nostalgie, et à le mettre en opposition avec le présent du film, où tout est saturé à l’extrême »2, explique la réalisatrice. Et tandis que le tatouage d’Alpha évoque métaphoriquement la crise du VIH, les scènes avec l’oncle et la mère abordent plutôt la dépendance à la drogue, la famille brisée mais qui reste soudée malgré tout. C’est peut-être là le plus gros souci du film : ses deux « parties » distinctes.
La première, qui se concentre essentiellement sur Alpha et son quotidien difficile, est sans doute la plus réussie, car elle s’inscrit pleinement dans le cinéma de Julia Ducournau : des scènes dérangeantes, un esthétisme très marqué et un rythme mené tambour battant. La seconde partie, elle, se veut plus posée. Entre des scènes de pleurs et de disputes, le tout entrecoupé de flashbacks, on perd le fil et un certain ennui peut se faire sentir. Ce changement de tempo donne l’impression de ne pas savoir sur quel pied danser, et renforce l’idée que Julia Ducournau est meilleure dans un cinéma moins bavard mais plus visuel.

Outre ce point négatif, difficile de ne pas évoquer les acteurs, et notamment la prestation tout bonnement hallucinante de Tahar Rahim. C’est simple : dès qu’il apparaît, on ne voit (quasiment) plus que lui. Que ce soit dans sa manière de parler ou ses expressions faciales, il incarne à la perfection les ravages que peut engendrer la toxicomanie. De plus, pour ce rôle, l’acteur a dû perdre 20 kg – et cela se voit. Son corps est détruit par les années et sa maigreur fait peine à voir. Annoncé comme l’un des favoris pour le prix d’interprétation à Cannes cette année, il est finalement reparti bredouille, au grand étonnement de certains. Face à lui, la jeune Mélissa Boros est tout à fait convaincante et laisse présager une carrière prometteuse.
Mais alors, que retenir de Alpha ? Malgré des acteurs brillants et une réalisation maîtrisée, on ne peut s’empêcher d’avoir un goût de trop peu en sortant de la séance. Alors que ses deux œuvres précédentes laissaient le public KO, notamment grâce à une énergie folle, Alpha se veut plus posé, plus intime. Cette volonté de proposer autre chose était un pari risqué pour la réalisatrice, et le résultat est loin d’être mauvais. Disons simplement que pour son prochain film, on espère retrouver Julia Ducournau et son cinéma gore et décoiffant.